- Peut-être, oui. Ils estiment ensuite que les deux corps sans vie ont été placés dans une baignoire remplie d'eau ou un contenant suffisamment volumineux pour que l'eau du robinet puisse pénétrer par les orifices naturels et s'écouler dans les intestins. Ensuite seulement, les corps ont été transportés dans les lacs. Quelqu'un les a déplacés et a cherché à maquiller l'origine de la mort.
- Ça n'a pas de sens. Pourquoi plonger un corps mort, empoisonné, dans une baignoire ?
- C'est toi l'enquêtrice. Pour en finir, vu l'état du premier cadavre, le délai entre la mort et la découverte du corps a été estimé à une dizaine d'heures. Idem pour le second corps. En tout cas, il n'y a eu ni suspects ni interpellés. Juste quelques pistes.
- Lesquelles ?
- Luc Martelle est comme moi, il aime fouiner. À l'époque, cette histoire l'intriguait, alors il s'est intéressé au dossier criminel.
Il ouvrit un tiroir et en sortit un paquet de feuilles, qu'il agita devant lui.
- Et devine ?
- Ne me dis pas que...
- Si, les copies des éléments principaux de l'affaire, issus directement du SRPJ de Grenoble. Je pensais que Franck allait venir, et je savais qu'il s'y intéresserait. Tu peux l'embarquer avec les deux rapports d'autopsie.
- T'es génial.
- Je ne sais pas si c'est un cadeau, ce que je te fais là, mais bon. À noter que Christophe Gamblin a tenté de se procurer ces dossiers, mais le légiste ne les lui a pas donnés. Il s'est alors rendu au SRPJ de Grenoble. En théorie, il n'y a pas eu accès, mais on sait comment ça fonctionne. À coup sûr, il a eu les infos qu'il cherchait. Il faudra vérifier.
Dans un sourire, il se releva et enfila sa doudoune bleu marine, qui était accrochée au portemanteau. Il prit également une petite mallette en cuir et des dossiers sous le bras.
- Tu n'oublieras pas de déposer les échantillons à la toxico. Ils les attendent.
Il fit tinter ses clés en signe d'empressement. Lucie finit par se lever, elle aussi, emportant les échantillons, les différents rapports, et sortit de la pièce. Chénaix ferma à clé derrière elle. Tous deux saluèrent le veilleur de nuit, Lucie le remercia de nouveau pour le donut au chocolat.
Une fois dehors, Paul Chénaix boutonna sa doudoune jusqu'au cou, serra sa capuche sur ses cheveux humides et creusa le tapis de neige de la pointe des pieds. La tempête avait forci, les flocons chutaient dans un sens, puis dans l'autre, emportés par les bourrasques.
- C'est que ça tient bien, cette saleté. Je ne suis pas rentré... T'es en voiture ?
Lucie tourna la tête vers sa 206.
- Oui, mais j'aurais mieux fait de prendre le métro. Retourner sur L'Haÿ-les-Roses ne va pas être une partie de plaisir. Sans oublier ces échantillons à déposer.
Chénaix déclencha l'ouverture automatique des portes de sa berline. De petites lumières illuminèrent brièvement la nuit.
- À la prochaine.
- N'oublie pas qu'on doit encore se voir, pour Franck.
- Franck ? Ah oui, c'est vrai. Appelle-moi, on ira se boire un coup, un de ces soirs.
Il disparut en marchant prudemment. Lucie fonça vers son propre véhicule et s'y enferma. Elle mit le contact, tourna le chauffage à fond et resta là quelques minutes, face à l'IML, la tête pleine d'interrogations. Elle pensait au tueur des montagnes. Elle imagina un homme, debout, contemplant les cadavres de ces femmes mortes, immergées dans une baignoire. Ce même homme, qui brave ensuite un froid polaire pour aller jeter les corps dans un lac. Tous les assassins ont des mobiles, des raisons d'agir. Quel était le sien ?
Lucie soupira. Une affaire inexpliquée datant de dix ans. Une journaliste d'investigation qui ne donne pas signe de vie et dont l'appartement est retourné. Un autre qui déterre le dossier de ces fausses noyades et meurt assassiné au fond d'un congélateur. Un gamin errant traumatisé. Quel était le lien entre tous ces faits ?
Lucie considéra les journaux des années 2000, disposés sur le siège passager, sous les échantillons. Il y avait les deux autres éditions, celles de la région PACA. Et si le tueur avait continué à agir là-bas ? Et s'il y avait quatre, cinq, dix victimes ?
Sur quoi Gamblin avait-il mis le doigt pour qu'on le fasse souffrir à ce point et pour qu'on lui inflige de telles tortures ?
Tandis que le chauffage tournait, Lucie ne put s'empêcher de jeter un œil au contenu des rapports de police de Grenoble.
Après des mois d'investigation, des conclusions saillantes avaient été tirées. Les deux victimes étaient brunes, yeux noisette, élancées, une trentaine d'années. Et skieuses. Les enquêteurs grenoblois avaient trouvé un autre point commun : elles étaient toutes deux des habituées de la station de ski de Grand Revard, proche d'Aix-les-Bains. L'une d'entre elles habitait à cinquante kilomètres d'Aix - un bled du nom de Cessieu, - et l'autre, bien qu'habitant Annecy, était coutumière de l'hôtel Le Chanzy, à Aix-les-Bains.
Les flics avaient cherché dans tous les coins, parmi les saisonniers, les touristes, les restaurateurs, sans jamais coincer l'assassin. Cependant, ils avaient eu la forte intuition que les victimes, qui vivaient dans la région, avaient été enlevées à leur domicile. Notamment la seconde. Une lampe de chevet avait été retrouvée brisée au pied du lit, dans sa chambre. Pourtant, aucune porte ni fenêtre n'avait été fracturée. L'assassin s'était-il procuré la clé ? Connaissait-il la victime ?
Lucie fit un rapide bilan de sa lecture en diagonale. Des femmes au physique proche. Des enlèvements probables à domicile, avec des habitations non forcées. Une station de ski commune, où les victimes, vivant pas très loin de là, se rendaient depuis des années. Un assassin qui déposait les corps dans des lacs proches du lieu d'habitation de ses proies.
Un type du coin, songea-t-elle, qui avait assurément croisé ces filles. Et qui savait où et comment les retrouver.
Elle regarda l'heure et passa un petit coup de fil à sa mère, histoire de donner quelques nouvelles et de savoir si son ex-labrador Klark allait bien. Il était tard, mais Marie Henebelle ne se couchait jamais avant minuit. Après une petite discussion, Lucie promit de remonter dans le Nord pour les fêtes de fin d'année.
Puis elle démarra et roula au pas, direction le quai de l'Horloge.
Il y avait une drôle d'odeur dans la voiture.
Elle renifla et comprit qu'elle portait encore sur elle l'odeur rance du cadavre de Christophe Gamblin.
11
Le repas du soir était servi lorsque Lucie rentra, aux alentours de 23 h 30. L'odeur des tagliatelles au saumon flottait agréablement dans les pièces du grand appartement de Sharko. La flic posa sa paperasse, son téléphone portable, et remarqua immédiatement le dossier Hurault - photos, PV, témoignages, rapports d'enquête - sur la table basse du salon. Avec le temps, toutes les feuilles s'étaient cornées, tant elles avaient été lues, manipulées, retournées jusqu'à ce que Sharko s'endorme dessus. Lucie le pensait sevré de cette histoire qui resterait sans doute sans réponses, comme dix pour cent des dossiers de la Crim'. Alors pourquoi l'avoir ressorti maintenant, alors qu'une nouvelle affaire leur tombait dessus ?
Dans un soupir, elle ôta ses chaussures, accrocha son holster à côté de celui de son équipier et s'avança. Franck se tenait dans la cuisine. Il avait troqué son costume contre un jean, un sweat sans marque et une paire de charentaises. Ils s'embrassèrent brièvement. Lucie s'affala sur une chaise, le pied droit entre ses deux mains.
- Quelle journée, bon sang !
- Sale journée pour tout le monde, j'ai l'impression.