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Sharko avait allumé son antique radio, c'étaient les informations. Il tourna le bouton et coupa.

- On dirait que la course à la conquête spatiale est relancée, fit le commissaire dans un soupir. Ce gars, Vostochov, il parle de Jupiter à présent. Qu'est-ce que des hommes vont aller foutre à un endroit où les vents soufflent à des milliers de kilomètres par heure ? Sans oublier qu'il faudrait minimum douze ans de voyage, aller et retour. C'est moi qui suis trop terre à terre, ou c'est du délire ?

Il servit les tagliatelles. Lucie abandonna son massage de cheville et se rua sur son assiette.

- Jupiter ou pas, moi j'ai faim. J'ai toujours faim. Les femmes enceintes ont cette faim-là. Je devrais peut-être refaire un test de grossesse.

Sharko soupira.

- Lucie... Tu ne vas pas en faire un tous les quinze jours.

- Je sais, je sais. Mais ils ont beau être de plus en plus perfectionnés, ces engins, quand tu lis bien la notice, il y a toujours un pourcentage d'incertitude, même infime. Ou alors, je devrais faire une prise de sang.

Sharko roulait lentement les tagliatelles autour de sa fourchette. Il n'avait pas faim, lui. Il prit son inspiration, coupa la radio et lâcha, d'un coup :

- Que répondrais-tu si je te disais : « On plaque tout, là, maintenant, et on part un an, tous les deux » ? Je ne sais pas, la Martinique, la Guadeloupe, ou Mars, pourquoi pas ? On aurait tout le temps pour faire un bébé là-bas. On serait bien.

Lucie écarquilla les yeux.

- Tu plaisantes, là ?

- Je suis on ne peut plus sérieux. On se prend une année sabbatique, ou on lâche tout, définitivement. Il faudra bien faire quelque chose de mon argent, tôt ou tard.

Depuis le décès de sa femme et de sa fille, Sharko avait ses comptes en banque pleins à craquer, ce qui ne l'empêchait pas d'user ses canapés ou son immonde Renault 25 jusqu'au bout. Lucie avala ses pâtes en silence, l'esprit confus. D'ordinaire, ils étaient tous les deux sur la même longueur d'onde, et quand l'un proposait quelque chose, l'autre suivait presque immédiatement. Aujourd'hui, c'était différent. La proposition de Franck était aussi soudaine qu'aberrante.

- Qu'est-ce qu'il y a, Franck ?

Il reposa sa fourchette dans une grimace. Décidément, il se sentait incapable d'avaler quoi que ce soit.

- C'est... ce gamin, à l'hôpital.

- Raconte-moi.

- Il semblait gravement malade. Le cœur, les reins, les yeux. Quelqu'un l'a retenu de force.

Lucie but un grand verre d'eau. Sharko lui montra la photo du tatouage, prise avec son téléphone portable.

- On l'a tatoué sur la poitrine, numéroté, comme un animal. Regarde... Il avait des marques de chaîne à l'un de ses poignets, on l'avait enfermé. Je la sens mal, cette enquête. Tout ça, ce n'est peut-être plus pour nous, tu comprends ?

Lucie se leva et vint l'enlacer par-derrière, le menton sur son épaule gauche.

- Et tu crois qu'on a le droit de l'abandonner, ce gamin ?

- Personne ne l'abandonne. On ne pourra pas sauver tous les enfants de la planète. Il faudra bien que tout s'arrête, un jour ou l'autre.

- La rupture viendra naturellement, avec notre futur bébé. Attendons encore un peu avant de lever le pied. J'ai besoin d'être active, de bouger, pour ne pas ruminer. Les journées passent tellement vite. Le soir, je rentre, je suis claquée. C'est bien, ça évite de trop réfléchir. Une île, les palmiers ? Je ne sais pas. Je crois que j'aurais l'impression d'étouffer. Et de penser à elles... Toujours.

Ils n'avaient pas fini leur repas mais n'éprouvaient aucune envie de traîner à table, ce soir. Il était presque minuit, de toute façon. Lucie débarrassa. Par la même occasion, elle mit en route la bouilloire.

- Tu as déjà eu le vertige ? Savoir que tu vas crever de peur, et pourtant t'approcher encore plus du vide ? J'ai toujours fait ça, quand j'étais gamine et qu'on partait à la montagne. Je détestais et j'adorais. J'ai ressenti exactement la même chose avec ce qui s'est passé aujourd'hui, ça ne m'était plus arrivé depuis longtemps. C'est ce qui m'a poussée à accepter d'assister à l'autopsie. À ton avis, c'est bon signe ou mauvais signe ?

Sharko ne répondit pas. Il n'y eut plus que le tintement des assiettes dans le lave-vaisselle. Le flic serra les lèvres, il ne profita même pas de cet instant de calme, de confidences, pour tout avouer : sa stérilité, les prises de sang, le message dans la salle des fêtes. Il avait tellement peur de la perdre, de se retrouver seul, comme avant, à regarder tourner ses trains miniatures. Lucie lui servit une infusion à la menthe, et elle s'en réserva une au citron. Elle le regarda dans les yeux : - Je crois que Christophe Gamblin, notre spécialiste des faits divers, enquêtait sur une série.

- Une série, répéta-t-il mécaniquement.

Au fond de lui-même, il était résigné, car Lucie ne lâcherait pas l'affaire. Elle n'avait jamais rien lâché, de toute façon. Il essaya de mettre un peu d'ordre dans sa vieille caboche, de chasser de son esprit les photos de la salle des fêtes de Pleubian, pour écouter ce qu'elle avait à lui dire.

Tout en lui expliquant ses découvertes de la journée, Lucie l'entraîna dans le salon, tasse à la main. Elle posa le dossier de Frédéric Hurault sur le canapé et étala les quatre journaux de "La Grande Tribune" ainsi que celui du "Figaro" sur la table.

- Au fait, pourquoi t'as ressorti le dossier Hurault ?

Après une hésitation, Sharko répondit :

- À cause du môme de l'hôpital. Les mauvais souvenirs, tout ça... J'en ai profité pour jeter un œil dans les tiroirs, tout à l'heure. T'as touché à mes vieux albums de photos et à mes cassettes vidéo huit millimètres ?

- Tes vidéos huit millimètres ? Tes photos ? Pourquoi j'aurais fait une chose pareille ? Tu n'as même plus l'appareil pour les lire, tes vidéos. Depuis quand tu n'y as plus touché, hein ?

- Justement. Je les range toujours de la même façon, et ça avait bougé.

Lucie haussa les épaules et ne lui laissa plus le temps de se poser des questions. Elle lui tendit le journal de 2002, ouvert à la bonne page.

- On ferait mieux de se concentrer sur notre affaire. Jette un œil en bas. J'ai entouré.

Sharko la fixa encore quelques secondes, s'empara de l'édition de "La Grande Tribune" et se mit à lire à voix haute.

- « 13 janvier 2002.

C'est par une matinée aux températures glaciales que le corps sans vie d'Hélène Leroy, trente-quatre ans, a été retrouvé dans le lac d'Annecy, il y a deux jours. La jeune femme habitait Thônes, à vingt kilomètres de là, et tenait une boutique de souvenirs. La police refuse pour le moment de communiquer sur les circonstances de la mort, mais la noyade accidentelle semble peu plausible, étant donné que la voiture de la victime a été retrouvée devant son domicile. Comment se serait-elle rendue au lac ? Aurait-elle été enlevée, puis noyée ? Faut-il voir un rapport avec l'affaire de février 2001, il y a un peu moins d'un an, où Véronique Parmentier avait été retrouvée dans des conditions similaires dans le lac de Paladru ? Le mystère reste, pour le moment, entier.

Olivier T. »

Il reposa le journal sur la table basse et parcourut rapidement le premier fait divers que Lucie avait lu devant l'IML, celui de 2001. Dans la foulée, la flic lui relata les explications du légiste. L'eau de robinet dans les intestins, le transport du corps empoisonné au sulfure d'hydrogène vers le lac. Après lecture, Sharko hocha le menton vers les deux éditions de la région PACA.

- Et tu crois que Christophe Gamblin était sur les traces d'un tueur en série qui aurait agi dans deux régions voisines ?

- Ça reste à vérifier, mais j'en ai l'impression. Il n'y a peut-être pas eu de croisement d'informations entre la police des deux régions. Les crimes sont étalés dans le temps, les modes opératoires étaient sans doute légèrement différents. Possible qu'ils n'aient pas pensé à rechercher le sulfure d'hydrogène dans l'organisme. Et, à l'époque, les recoupements informatiques n'étaient pas encore au top.