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Sharko acquiesça avec conviction.

- Le tueur sadique regarde sa victime se congeler lentement, tout comme on peut regarder une femme flotter dans un lac et se faire prendre progressivement par les eaux glaciales. Tout de suite, ça me fait penser à une hypothèse.

- C'est l'auteur des deux meurtres, et peut-être également l'auteur des appels au Samu, qui a tué Gamblin.

- Oui, ça reste une supposition, mais c'est plausible.

Lucie sentait que Sharko se laissait prendre au jeu. Ses yeux étaient de nouveau grands ouverts, son regard volait d'un journal à l'autre.

- On a quatre affaires, mais s'il y en avait eu d'autres, ailleurs, dans les montagnes ? Des femmes mortes, ou des miraculées ? Et si notre tueur était toujours en activité ? Le journaliste a remué cette vieille affaire, il s'est peut-être déplacé sur les lieux.

- On sait qu'il est au moins allé à l'IML et au SRPJ de Grenoble.

- Exact. D'une façon ou d'une autre, il voulait remonter au responsable de ces « noyades ».

- Et surtout, le responsable des noyades est au courant. Alors il élimine le journaliste.

Ils se turent, secoués par leurs découvertes. Après être allé se servir une autre tisane, Sharko revint s'asseoir aux côtés de Lucie et lui passa la main dans les cheveux. Il la caressa amoureusement.

- Pour le moment, on n'a aucune réponse. On ne sait pas ce que l'enfant de l'hôpital ou Valérie Duprès viennent faire là-dedans. On ignore où se trouve la journaliste d'investigation, sur quoi elle enquêtait, et si elle est morte. Mais, au moins, dès demain matin, on sait où chercher.

- On retrouve dans un premier temps ces deux femmes revenues de l'au-delà. Et on les interroge.

Sharko acquiesça dans un sourire et devint plus entreprenant. Lucie le serra contre lui, l'embrassa dans le cou et se détacha délicatement.

- J'en ai autant envie que toi, mais on ne peut pas ce soir, souffla-t-elle. Regarde le calendrier, la fenêtre s'ouvre dans deux jours, samedi soir. Il faut que... que tes petites bestioles soient le plus en forme possible, pour qu'on ait toutes nos chances.

Elle se pencha vers l'avant, s'empara des dossiers du SRPJ de Grenoble et regarda sa montre.

- Je jette un œil là-dedans, histoire de m'imprégner de l'affaire de l'époque. Il n'est pas encore 1 heure. Tu peux aller te coucher, si tu veux.

Sharko la regarda avec tendresse, déçu. Il se leva avec regret et prit le dossier Hurault.

- Si tu changes d'avis... je serai réveillé.

Au moment où il s'éloignait dans le couloir, Lucie l'interpella.

- Hé, Franck ? On va l'avoir notre enfant ! Je te jure qu'on va l'avoir, coûte que coûte.

12

Sharko se réveilla en apnée.

Nul n'est immortel. Une âme, à la vie, à la mort. Là-bas, elle t'attend.

Il n'était sûr de rien. Une intuition, juste une intuition capable de le réveiller en pleine nuit et de tremper son corps de sueur.

En silence, il se leva et alluma une veilleuse. 2 h 19 du matin. Lucie dormait profondément, recroquevillée sur le côté et serrant un oreiller contre elle. Le dossier Hurault était au sol, avec quelques feuilles éparpillées. À pas de chat, il choisit des vêtements chauds et des grosses bottines de marche dans le dressing. Puis il éteignit et, après un rapide passage dans la salle de bains, se dirigea dans la cuisine, où il rédigea un petit mot.

« Avec toute cette histoire de noyades, je n'arrive plus à dormir, suis parti un peu plus tôt au bureau. À tout à l'heure, je t'aime. »

Il disposa le papier au milieu de la table, en évidence. Sans bruit, il s'empara de son Sig Sauer et se chaussa dans le fauteuil du salon. Il vit le journal du "Figaro", ouvert, mais rien de noté ni d'entouré. Apparemment, Lucie s'était couchée très tard et n'avait rien trouvé, elle non plus. Puis, bonnet noir sur la tête, il quitta l'appartement, verrouillant la porte d'entrée avec son double des clés. Ascenseur, sous-sol. Sharko n'osait croire à ce qu'il était en train de faire, et pourtant...

Dix minutes plus tard, il roulait sur l'A6, direction Melun, à une cinquantaine de kilomètres de là. Il avait enfin cessé de neiger. Des gyrophares orange trouaient la nuit par intermittence. Les saleuses, déjà à l'ouvrage, crachaient leurs tonnes de cristaux sur l'asphalte. Le ciel était d'un noir de Chine, les étoiles et la lune vomissaient leur lumière malade, lissant les reliefs d'une couche de givre. Sharko serra les mains sur son volant. Sa nuque était lourde. Chaque lampadaire qui défilait créait un flash douloureux dans sa tête.

Octobre 2002. Cette même route, la nuit. La rage, la colère, la peur me poussent vers un sadique qui torture et assassine des femmes. Un monstre traqué, identifié, qui retient Suzanne depuis plus de six mois. Je ne dors plus, ne vis plus, je ne suis plus qu'une ombre de violence. Seules l'adrénaline et la haine me permettent de garder les yeux ouverts. Ce soir-là, je m'apprête à affronter un tueur de la pire espèce. On l'a surnommé l'Ange rouge. Un monstre, qui met une ancienne pièce de cinq centimes dans la bouche de ses victimes, après les avoir assassinées avec une cruauté sans limites.

Presque dix ans, déjà, et tout était encore à vif. Le temps n'avait rien effacé, il avait juste poli les angles pour rendre le présent plus supportable. On ne se remet jamais de la disparition des êtres chers, on vit juste sans eux en espérant combler les vides. Sharko aimait Lucie, plus que tout au monde. Mais il l'aimait aussi parce que Suzanne n'était plus là.

N7, D607, D82... Personne pour sortir dans ces conditions à une heure pareille, la banlieue dormait. Dans la lueur de ses phares, agonisaient juste ces bourrelets de neige, de plus en plus présents à mesure que la taille des routes diminuait. Puis apparurent les premiers arbres de la forêt de Bréviande. Des chênes et des frênes dénudés, enchevêtrés comme des tessons de verre. Sharko n'était plus jamais revenu dans cet endroit maudit, pourtant, il se rappelait parfaitement la route. La mémoire gardait souvent le pire.

Au cœur de cette nuit glaciale s'élevait une drôle de clarté. La neige, la lune, les tons gris argenté de la réverbération révélaient des courbes insoupçonnées. Le véhicule bringuebala d'interminables minutes sur une voie cabossée. Après un ou deux kilomètres, Sharko ne put aller plus loin et dut descendre. Comme la dernière fois.

Arme au poing, je m'approche des grands marécages. La cabane se dresse au milieu d'une île envahie de fougères et de hauts arbres. De la lumière filtre par les lames des volets fermés et se répand en douceur sur une barque accolée à la berge, de l'autre côté. L'Ange rouge est là-dedans, enfermé avec Suzanne. Je n'ai pas le choix. Je vais devoir traverser à la nage l'eau croupissante et froide, un fluide chargé de lentilles, de nénuphars et de bois mort.

Franck tomba à plusieurs reprises, surpris par les trous et les racines dissimulés sous la croûte de neige. Sa vieille Maglite - elle devait avoir une quinzaine d'années - éclairait une armée de troncs tous semblables. Qu'est-ce qu'il fichait là, en pleine nuit, sur un chemin qu'il ne voyait même plus ? C'était de la folie. Et s'il se plantait complètement de direction ? Où étaient ces fichus marécages ? Et la cabane du tueur en série qu'il avait abattu de sang-froid ? Dix ans après, elle devait être saccagée ou même détruite. Peut-être n'existait-elle simplement plus.

Le froid le saisissait à la gorge, aux pieds. Ses poumons lui semblaient geler de l'intérieur à chaque respiration. La forêt ne voulait pas de lui.

Il ne remarqua nulle autre trace de pas. Personne n'était venu ici depuis les premières chutes de neige. Il reprit son souffle quelques secondes, les mains sur les genoux. Autour, le bois craquait, des gerbes de flocons se décrochaient des branches et s'écrasaient comme des colombes mortes. Pas d'animaux, le temps paraissait figé. Il hésita franchement à rebrousser chemin quand il crut bien apercevoir la forme de la cabane. Son cœur pompa un gros coup et Sharko fut soudain traversé par un flux de chaleur. Il se mit à courir, en déséquilibre permanent, les gants au ras de la neige.