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- La mort... je n'en ai aucun souvenir.

Elle haussa les épaules.

- Pas de tunnel, pas de lumière blanche, pas de décorporation ou je ne sais quoi. Juste du noir. Le noir le plus profond et effroyable que l'on puisse connaître. D'après le médecin, je n'aurais jamais dû y réchapper. Mais il y a eu un concours de circonstances qui a fait que j'ai survécu.

- Quelles circonstances ?

L'employée arrondit sa bouche et souffla un petit rond de condensation.

- La première, le froid. Lorsque je suis tombée dans l'eau, le choc thermique a été tel que mon organisme s'est naturellement mis en veille. Le sang a immédiatement quitté la périphérie pour se concentrer sur les organes nobles, comme le cœur, le cerveau, les poumons. Dans certains cas qu'on n'explique pas encore, il se passe un phénomène qui plonge quasi instantanément l'organisme en hibernation. Au fur et à mesure que la température du corps décroît, les cellules se mettent à consommer de moins en moins d'oxygène. Le cœur freine progressivement ses battements cardiaques, jusqu'à l'arrêt définitif parfois, et le cerveau fonctionne au ralenti sur ses réserves, ce qui évite qu'il se dégrade. Je vous récite là ce qu'on m'a expliqué.

Malgré ses doigts gelés, Lucie essayait de prendre quelques notes.

- Vous avez parlé de plusieurs circonstances.

- Oui. La deuxième est relativement incompréhensible. Normalement, un ultime réflexe aurait dû me pousser à respirer dans l'eau. C'est humain, on ne peut l'éviter et c'est ainsi que l'on se noie. Mes voies respiratoires se seraient alors remplies de liquide, et j'aurais été morte asphyxiée. Or, je ne me suis pas noyée. Ce qui signifie que j'étais forcément en apnée inconsciente. Cela se produit si on tombe dans l'eau alors qu'on est assommé, par exemple.

- On vous a agressée ?

- Les médecins n'ont trouvé aucune plaie, aucun hématome.

- Droguée ?

- Les analyses sanguines n'ont rien révélé.

Elle secoua la tête, les yeux dans le vague.

- Je sais, c'est incompréhensible, et c'est pourtant ainsi que ça s'est passé. Troisième et dernière circonstance : cet appel téléphonique. D'après le Samu, il a eu lieu à 23 h 07, précisément. Ils m'ont sortie de l'eau à 23 h 15. J'ignore à quelle heure exacte je suis tombée dans le lac mais, sans ce coup de fil, il est fort probable que je ne serais pas ici à vous parler.

- On connaît son auteur ?

- On ne l'a jamais retrouvé. On sait juste qu'il a appelé depuis une cabine située à une cinquantaine de mètres du lac. Vraiment à côté de l'endroit où l'on m'a repêchée.

Lucie réfléchissait à toute vitesse.

- C'était la seule cabine téléphonique du coin ?

- La seule, oui.

- Pourquoi votre sauveur par téléphone n'est-il pas intervenu de lui-même ?

- Pas sûre que quelqu'un sauterait dans une eau gelée. Au téléphone, la voix masculine a juste dit : « Dépêchez-vous, quelqu'un est en train de se noyer dans le lac. » Le Samu avait enregistré l'appel. Quand je l'ai écouté, une fois rétablie, ça m'a fait bizarre. Parce que l'homme parlait de moi. C'était moi qui me noyais. S'il m'avait agressée ou poussée dans l'eau, pourquoi aurait-il ensuite appelé les secours ?

Lucie nota les circonstances, les horaires. Cette histoire lui paraissait complètement folle.

- J'ai le sentiment que vous ne vous rappelez pas les causes de votre immersion, dit Lucie. Comment vous êtes-vous retrouvée au bord de ce lac ? Quel est votre dernier souvenir ?

Lise Lambert ôta ses mitaines et les posa délicatement l'une sur l'autre, proche de l'ordinateur.

- Le journaliste m'a aussi demandé ça. Je vous répète ce que je lui ai dit : j'étais devant la télé, avec mon chien. Entre ce moment-là et celui où je me suis réveillée à l'hôpital, c'est le grand trou noir. Les médecins ont dit que l'amnésie était probablement conséquente à cet état de veille qui s'est installé durant l'immersion. La baisse drastique de la consommation d'oxygène aurait empêché les ultimes souvenirs de se fixer dans le cerveau. J'ai dû oublier les quelques heures précédant l'accident, tout simplement.

Elle regarda sa montre, faisant preuve désormais d'une légère impatience.

- 11 h 30... Je reprends à 12 h 15 aux caisses du magasin. J'ai tout juste le temps de déjeuner. Voilà, grosso modo, tout ce que je peux vous raconter. Et tout ce que je lui ai raconté, au journaliste.

Lucie n'avait pas envie d'arrêter là. Elle ne bougea pas d'un iota.

- Attendez. Vous étiez chez vous, devant la télé. Comment, à votre avis, vous êtes-vous retrouvée dans ce lac ?

- Il m'arrivait de me promener avec mon chien au bord du lac, même l'hiver et le soir. C'est peut-être ce qui s'est passé. J'ai sans doute glissé, je me suis alors cognée sans que ça laisse de marque. J'avais les cheveux longs à l'époque et...

- Votre chien a été retrouvé errant ?

Elle haussa les épaules.

- Il était devant la maison, en tout cas. Des gens sont entrés et sortis de chez moi après l'accident, cette nuit-là. Mes parents surtout, afin de récupérer des effets personnels pour mon séjour à l'hôpital.

- Et cet individu de la cabine téléphonique ? Vous vous êtes forcément posé des questions ? Avez-vous des souvenirs d'un inconnu ? Quelqu'un qui vous aurait abordée quelques jours auparavant ? Rien de remarquable que vous auriez à me signaler ? C'est très important.

Elle secoua la tête.

- Le journaliste, vous à présent... Qu'est-ce que vous avez à me demander ça ? Je vous ai dit : je ne me souviens pas.

Lucie tapotait nerveusement son carnet avec son stylo. Elle n'avait rien appris de fondamental, tout au plus une version améliorée du fait divers qu'elle avait lu. Elle joua l'une de ses dernières cartes :

- Il y en a eu d'autres, fit-elle.

- De quoi parlez-vous ?

- Des victimes. D'abord une autre femme, à Volonne, près de Digne-les-Bains dans les Hautes-Alpes, un an avant vous. Mêmes circonstances : la chute dans le lac gelé, l'appel anonyme au Samu, le retour miraculeux de l'au-delà. Aussi deux autres femmes, trentaine d'années, des brunes aux yeux noisette, retrouvées vraiment mortes cette fois, en 2001 et 2002. Enlevées à leur domicile, apparemment. Empoisonnées chez elles, puis déposées dans les eaux glaciales d'un lac, pas loin de leur habitation encore une fois.

L'employée de la jardinerie fixa Lucie de longues secondes, se mordant les lèvres.

- Vous le saviez, c'est ça ? fit Lucie.

La femme remonta la fermeture Éclair de son blouson dans un claquement sec.

- Venez avec moi au snack. Comme je l'ai fait pour ce journaliste, il faut que je vous raconte mes cauchemars.

15

Juste après la réunion, Sharko, planqué derrière son ordinateur, avait surfé sur le Net, tandis que Lucie était partie chez Lise Lambert et que chacun vaquait à ses tâches.

Au bout d'un moment, il nota une adresse sur un Post-it qu'il fourra dans sa poche, puis il imprima des formulaires issus du site sur lequel il naviguait. Il les roula discrètement dans la poche intérieure de sa veste. Quelques minutes plus tard, il passait par le secrétariat, où il récupéra une enveloppe à bulles, et se rendit aux laboratoires de la police scientifique sur le quai de l'Horloge, à une centaine de mètres du 36.

Il fit le tour des différents départements, afin de voir où les techniciens en étaient. Le service d'analyse graphologique avait confirmé que le papier trouvé dans la poche du gamin avait bien été écrit par Valérie Duprès. Les traces papillaires relevées chez Gamblin n'avaient, pour le moment, rien donné de probant (elles appartenaient à la victime), de même que les analyses toxicologiques résultant de l'autopsie. Quant à l'ADN, on était toujours en train d'explorer les vêtements de Gamblin, à la recherche de la moindre trace. Ce travail de fourmi prenait toujours du temps.