Quand Sharko reprit le volant, le trajet sur l'autoroute se transforma en calvaire. Ils furent mêlés à des vacanciers sortis de nulle part. Des voitures chargées à bloc, avec les mômes qui crient à l'arrière et les skis sur le toit. Mais là n'était pas le pire. La cerise sur le gâteau, c'était une espèce de bruine qui troublait les pare-brise, fatiguait les yeux et semblait geler sur le sol. La température extérieure était de -1°C, les routes devenaient franchement dangereuses et, sur les trois voies, les véhicules ne dépassaient pas les cinquante kilomètres à l'heure. La 206 de Lucie frôla des montagnes dont on devinait l'extrême blancheur et longea des étendues noires avant d'atteindre enfin Chambéry, aux alentours de minuit. La ville ressemblait à un gros chat lové sur une litière de roche.
Lucie et Sharko s'étirèrent longuement lorsque, enfin, ils mirent pied à terre. Il faisait un froid à fendre la pierre et l'humidité faisait goutter les nez. Le bureau des missions leur avait réservé une chambre double dans un deux étoiles - bonjour les économies, - mais Sharko sortit le portefeuille et trouva un trois étoiles bien plus agréable, face à la montagne.
Épuisés, ils gagnèrent leur lit après une bonne douche chaude, un massage de cheville pour Lucie, et se rapprochèrent, genoux contre genoux, nez contre nez. Sharko caressa tendrement la nuque de sa compagne. Loin de Paris et des secrets qui l'étranglaient, il se sentait beaucoup plus apaisé.
- Ça fait du bien d'être ici, avec toi, confia-t-il. J'ai l'espoir que, bientôt, on puisse se retrouver tous les deux dans ce genre d'endroit, mais sans meurtres sur les bras. Tu aurais un petit ventre rond, et on pourrait penser à l'avenir. (Un silence). Tous les couples pensent à l'avenir...
Sa voix était douce, mais Lucie y avait détecté l'intonation du reproche.
- Tandis que moi, je pense toujours au passé, c'est ça ?
- Ce n'est pas ce que j'ai dit.
- Mais tu l'as sous-entendu. Tu dois juste me laisser encore un peu de temps.
- Je peux te laisser tout le temps que tu voudras. Mais crois-tu vraiment que ce bébé va tout changer ? Qu'il t'empêchera de penser à elles ?
Sa voix se heurta au silence. N'avait-elle rien à lui confier, rien à lui répondre ? De ce fait, il s'aventura sur un territoire qu'il savait dangereux :
- C'est tout le contraire qui pourrait se passer, tu sais. Es-tu sûre que tu l'aimeras vraiment pour ce qu'il sera, cet enfant ?
- J'en suis sûre, oui. Quand je la regarderai, je ne penserai plus qu'à l'avenir. Et à toutes les belles choses que nous ferons. Toi, elle et moi. Je veux que nous soyons heureux.
Il y eut un long silence. Ils s'échangèrent de timides caresses, à peine osées. Ils auraient pu en rester là et s'endormir, mais Sharko ne parvint pas à s'empêcher d'aller au bout de sa pensée.
- Elle. Et s'il s'agit d'un garçon ?
Il serra les dents, conscient de sa bêtise. Dans l'obscurité, Lucie se redressa et souleva les draps violemment.
- Va te faire foutre, Sharko.
Elle partit s'enfermer dans la salle de bains.
Sharko l'entendit pleurer.
18
Le centre hospitalier des Adrets ressemblait à une gigantesque barre de granit accrochée à la végétation. Le complexe qui s'étendait sur plusieurs hectares abritait une vingtaine de bâtiments, de la gériatrie à la maternité, et faisait office de centre référent pour la région Rhône-Alpes tout entière. L'environnement était agréable, les montagnes enneigées dansaient tout autour, telles des prêtresses majestueuses.
Après avoir franchi un poste de garde - on contrôlait les accès aux parkings pour éviter les abus, surtout en saison touristique, - les deux flics se garèrent à proximité des urgences. Le centre hospitalier était immense, labyrinthique. Sharko, qui avait conduit sur les routes glissantes depuis l'hôtel, coupa le contact. Il lissa sa cravate couleur anthracite du bout des doigts.
- On va faire les choses calmement, dans l'ordre. Toi, tu vas en cardiologie pour obtenir des informations sur les opérations à cœur ouvert et l'hypothermie. Moi, je commence par les urgences, là où arrivent, je suppose, toutes les fractures. Je vérifie que les victimes des lacs sont bien toutes passées par ici et j'essaie de récupérer la liste du personnel de l'époque. Peut-être une identité ressortira-t-elle. On garde nos portables allumés.
Lucie embarqua la pochette bleue contenant les rapports d'autopsie. Tous deux sortirent et remontèrent le col de leurs manteaux. Des cristaux de gros sel crissaient sous leurs semelles, tandis que la fraîcheur de l'air leur piquait le visage. Vu la couleur du ciel, il était fort probable qu'il neige encore.
- Et évite de crier à tout-va que t'es flic, avertit Sharko. Notre homme peut être n'importe qui. S'il se trouve encore entre ces murs et s'il a effectivement tué Christophe Gamblin, il doit être à cran.
Elle acquiesça, enveloppée dans son manteau comme un rouleau de printemps. Sharko la tira jusqu'à lui et voulut lui donner un baiser, mais elle détourna la tête et s'éloigna. Seul, le commissaire contempla un temps le paysage dans un soupir.
- Conneries ! murmura-t-il suffisamment fort pour que Lucie puisse l'entendre.
Le professeur Ravanel dirigeait l'unité de chirurgie cardio-vasculaire, comprenant une trentaine de personnes. Debout dans un vaste bureau contenant putter et balles de golf dans un coin, Lucie lui tendit la main et se présenta rapidement.
Une fois l'effet de surprise passé, le chirurgien l'invita à s'asseoir poliment. La flic avait déjà patienté une heure dans le hall de l'hôpital et enchaîné deux cafés avant de le rencontrer. Aussi, sans entrer dans les détails de son enquête, elle lui demanda s'il avait entendu parler de Christophe Gamblin - il répondit que non - et de ces cas de « résurrection » dans les lacs d'Embrun et de Volonne, en 2003 et 2004.
- Pas spécialement, non. Je voyage beaucoup entre ici et la Suisse, où je dois bien passer la moitié de mon temps. Si mes souvenirs sont bons, à l'époque, j'opérais de l'autre côté de la frontière.
Il avait une voix forte mais posée, un peu comme son Sharko. Lucie avait placé la pochette bleue sur ses genoux, ainsi que son téléphone portable où venait d'arriver un SMS de sa moitié qu'elle lut du coin de l'œil : Point commun OK. Les 4 victimes hospitalisées ici. Je creuse. Et si tu fais toujours la gueule, tant pis.
La flic eut un sentiment de satisfaction et poursuivit ses questions.
- En quoi consiste votre spécialité, la cardioplégie froide, exactement ?
- On pourrait aussi l'appeler hypothermie thérapeutique. En temps normal, on ne peut pas opérer un cœur facilement, du fait de l'existence de contractions cardiaques et de mouvements respiratoires. On est donc obligé de ralentir fortement la fréquence du cœur, voire de l'arrêter. Mais, vous devez le savoir, cela est incompatible avec la vie, car les organes ne seraient plus irrigués par le sang et ils ne seraient par conséquent pas oxygénés.
Il poussa une plaquette de présentation vers Lucie. Des dessins clairs et colorés illustraient parfaitement ses propos.
- On procède alors à deux techniques complémentaires l'une de l'autre. D'abord, la circulation extracorporelle. Comme vous pouvez le voir sur le schéma, elle consiste à faire circuler le sang dans des tuyaux, à le refroidir, l'oxygéner et le réinjecter dans les artères. Cela permet de court-circuiter le cœur et les poumons, et de plonger le corps en hypothermie...
Lucie scrutait attentivement les dessins explicatifs. Le corps étendu, la poitrine ouverte. Les gigantesques machines, les cadrans, les bouteilles, les tuyaux qui suçaient la vie d'un côté et la recrachaient de l'autre. Elle souhaita profondément ne jamais avoir à subir ce genre d'intervention.