Dans un soupir, il consulta les deux messages laissés sur son téléphone. Le premier était de Bellanger, son chef de groupe. Il fallait se rendre sur les lieux d'un crime, à Trappes, à une trentaine de kilomètres de Paris.
Sharko sentait le mauvais coup. Pour que la brigade criminelle du 36, quai des Orfèvres s'empare d'un dossier qui aurait dû tomber dans les bureaux d'une antenne locale, il fallait quelque chose de costaud ou de très mystérieux. Voire les deux.
Le second appel venait de Lucie. Bellanger l'avait contactée, elle aussi, pour la même raison. Celle qui partageait sa vie et son équipe depuis un an et demi fonçait déjà en direction du sud de la capitale.
Superbe cadeau de Noël en perspective, cette nouvelle affaire.
Et l'autre truffe qui parlait de vacances...
2
Même avec les années, les souffrances traversées et les êtres chers perdus à cause de ce fichu métier, le shoot de l'arrivée sur le lieu d'un crime gardait toujours une intensité inaltérable. Qui serait la victime ? Dans quel état la trouverait-on ? Quel profil aurait son assassin ? Sadique, psychopathe, ou, comme dans quatre-vingts pour cent des cas, pauvre type paumé ? Sharko ne se rappelait plus précisément son premier cadavre, mais il se souvenait encore, plus de vingt ans après, de l'explosion de sensations qu'il avait alors ressenties : du dégoût, de la colère et de l'excitation. Et la vague revenait, enquête après enquête, toujours dans cet ordre.
Il s'avança dans le jardin, en direction d'une maison individuelle de plain-pied cernée de haies qui coupaient la vue aux voisins. Comme à chaque fois, des professionnels du macabre allaient et venaient, mallettes en main, portables à l'oreille : les flics du commissariat local, les techniciens de l'Identité judiciaire, un ou deux magistrats, des OPJ (Officiers de police judiciaire), des garçons de morgue... Le chaos rappelait celui d'une fourmilière, où chacun savait exactement ce qu'il avait à faire.
Il faisait froid dans la maison, de la buée sortait des bouches. Sharko lisait souvent de la fatigue sur ces visages-là, mais, cette fois, les traits exprimaient quelque chose de différent : de l'inquiétude, de l'incompréhension. Après avoir serré quelques mains, il se rendit dans la cuisine, prenant garde de ne pas sortir du chemin balisé à l'aide de rubans « Police nationale » par la police scientifique. Au milieu de la pièce, à même le carrelage, traînaient des barquettes de viande, des glaces fondues et tous types de surgelés en piteux état. Le lieutenant Lucie Henebelle, numéro cinq du groupe et petite dernière arrivée dans l'équipe Bellanger, discutait avec Paul Chénaix, l'un des légistes de la Râpée. Elle adressa un bref mouvement de tête à Sharko lorsqu'elle l'aperçut. Il salua son ami médecin, fourra les mains dans ses poches, face à Lucie, en lui lançant un simple :
- Alors ?
- C'est là-bas que ça se passe.
Tous les collègues du 36 les savaient ensemble, mais les deux policiers préféraient rester discrets. Jamais d'accolade trop appuyée, d'excès amoureux... Chacun connaissait leur histoire et la violence de la disparition des petites Henebelle, Clara et Juliette. Cela faisait partie des sujets tabous, dont on ne parlait que derrière des portes fermées et quand on savait les deux flics loin des couloirs.
Sharko suivit le regard de Lucie et s'éloigna dans un renfoncement de la cuisine, un endroit où s'accumulaient les appareils électroménagers.
Le corps masculin reposait au fond d'un grand congélateur vide, en sous-vêtements et recroquevillé. Les lèvres étaient bleues, la bouche grande ouverte, comme si l'homme avait cherché à crier une dernière fois. L'eau - des larmes ? - avait gelé près de ses paupières. Les cheveux blonds étaient recouverts de givre. Quant à la peau, elle était quadrillée d'entailles, notamment au niveau des membres supérieurs et inférieurs.
À côté du corps, au fond du congélateur, se trouvaient une lampe torche ainsi que des vêtements empilés : un jean tailladé, une chemise ensanglantée, des chaussures et un pull. Sharko observa les traces pourpres, partout sur les parois, ce rouge saillant mêlé au blanc éclatant de la glace. Le flic imagina la victime essayant à tout prix de s'échapper, grattant et frappant la surface jusqu'à s'en abîmer les phalanges.
Lucie s'approcha, les bras croisés.
- On a essayé de le sortir de là, mais... il est collé. Le chauffage était coupé à notre arrivée, on a tourné les thermostats à fond pour ramener de la chaleur. Les collègues de l'IJ (Identité judiciaire) vont revenir avec des radiateurs électriques. Il faut attendre qu'il ramollisse un peu pour les recherches de fibres ou d'ADN et, surtout, pour soulever le corps. La poisse.
- Il n'est gelé qu'en surface, compléta Chénaix, le légiste. En forçant un peu, j'ai pu relever en profondeur une température interne de 9°C. Le pouvoir et le temps de congélation n'ont pas été suffisants pour l'atteindre à cœur. Avec les caractéristiques du congélo et mes graphiques à l'IML (Institut médico-légal), je devrais pouvoir donner une fourchette assez précise sur l'heure du décès.
Sharko observa les aliments au sol. L'assassin avait d'abord vidé le congélateur, pour pouvoir y enfermer sa victime. Pas le genre à paniquer. Ses yeux revinrent vers Lucie.
- Les circonstances de la découverte du corps ?
- C'est un voisin qui a alerté la police. La victime s'appelle Christophe Gamblin, bien identifié comme le propriétaire de cette maison. Quarante ans, célibataire. Il est journaliste à "La Grande Tribune", le canard situé boulevard Haussmann. Son chien s'est mis à hurler vers les 4 heures du matin, devant la porte. C'est un cocker qui ne dort jamais dehors, d'après ce même voisin. La porte d'entrée n'a pas été forcée. Soit Christophe Gamblin a ouvert à son assassin, soit ce n'était pas verrouillé, à cause du chien justement, qu'il comptait faire rentrer tôt ou tard. Ce sont les flics municipaux qui ont remarqué le souk au milieu de la cuisine et qui ont ouvert le congélateur avec des pinces. Il était ceint d'une grosse chaîne et d'un cadenas, empêchant l'ouverture du couvercle. Tu verras sur les photos.
Sharko passa ses doigts sur les rebords du carénage en acier. Ils étaient renfoncés à divers endroits.
- Il était vivant là-dedans. Et il a essayé de sortir.
Il soupira et fixa Lucie dans les yeux :
- Ça va, toi ?
Sans trahir ses émotions, Henebelle acquiesça et demanda à voix basse :
- Au fait, t'es parti tôt de l'appartement, ce matin. Tu n'étais pas au bureau quand Bellanger a appelé ?
- Je me suis retrouvé dans les bouchons sur le périph. Et avec cette affaire qui nous tombe dessus, ce n'est pas aujourd'hui que je vais rattraper mon retard de paperasse. Et toi, t'es rentrée tard, hier ? Tu aurais pu me réveiller.
- Pour une fois que tu dormais à peu près bien. J'avais une procédure à terminer, il fallait que le parquet l'ait pour ce matin.
Lucie baissa le visage vers un trou, au beau milieu de la surface lisse du couvercle. Elle reprit un ton de voix normal :
- Tiens, regarde. Il a fait ça avec une perceuse, qu'on a retrouvée au sol, sans empreintes digitales. Il y a une petite remise à outils dans le jardin, dont la porte a été forcée cette fois. Ce n'est pas bien difficile à ouvrir ce genre de verrou, il suffit d'une bonne poigne. Probable que la chaîne, le cadenas et la perceuse viennent de là-bas. Dehors, le sol est très dur et très froid, on n'a par conséquent relevé aucune trace de pas.
Des techniciens se présentèrent avec des radiateurs électriques à l'entrée. Sharko tendit une main ouverte vers eux, les incitant à patienter.