Выбрать главу

- Mettez-vous en sous-vêtements et couvrez-vous de ces couvertures, ou vous allez nous faire une pneumonie. C'était du suicide d'essayer de traverser ce torrent. Imaginez qu'on soit arrivés cinq minutes plus tard.

Presque inerte, Lucie fixa le gendarme dans les yeux. « Capitaine Bertin », indiquait une bande sur sa parka bleu et blanc. La bonne quarantaine, une gueule carrée de montagnard.

- Combien... Combien d'hommes le long du torrent ?

- Trois pour le moment.

- C'est trop peu. Il en faut encore.

Bertin ne parvenait plus à cacher son embarras. Son regard fuyait.

- Avec les deux hommes ici et moi-même, c'est tout ce qu'on a. On attend du renfort de Chambéry. Malheureusement, avec les conditions météo, ils vont mettre du temps à arriver, et l'hélicoptère ne décollera pas.

Lucie détestait la façon dont il avait prononcé cette dernière phrase. À l'écouter, c'était comme si tout était déjà fichu, terminé. Elle n'en pouvait plus d'attendre et, pourtant, il n'y avait que cela à faire. Chaque seconde qui s'écoulait était comme une marche supplémentaire vers la mort. Depuis combien de temps Sharko avait-il disparu ? Trente, quarante minutes ? Lucie avait retrouvé son bonnet accroché à une branche, proche du torrent. Il était tombé dans cette eau glaciale, elle en était presque sûre. Combien de minutes pouvait-on survivre à de telles températures ? Sharko était bon nageur, mais le cours d'eau était puissant, impitoyable. S'il n'avait pas succombé à un choc thermique, alors ses muscles avaient dû s'engourdir instantanément et...

Elle observa les flammes, pensive, et se dit que tout ne pouvait pas se terminer de cette façon. Sharko était un costaud, un increvable, bâti dans ce matériau qui fait les vieux flics. Elle s'en voulait tant de leurs querelles récentes, tellement puériles et infondées. Elle revoyait ses sourires. Elle se rappelait leur rencontre en face de la gare du Nord, deux ans plus tôt, elle avec son Perrier, lui avec sa bière blanche et sa tranche de citron. Brièvement, elle plissa les paupières, les mains sur le nez.

Un flash : Sharko, gisant sur la berge, le visage tuméfié, les membres bleus. Elle happa soudain l'air, avec l'impression d'étouffer.

Une voix, dans son dos.

- Vous devriez venir voir.

Elle provenait d'un homme - un jeune, peut-être vingt-cinq ans - qui remontait de la cave. Lorsque Lucie tourna la tête vers lui, elle eut l'impression qu'il avait croisé le diable en personne.

Toute tremblante, elle ôta rapidement son pull, son tee-shirt, posa la couverture de survie sur ses épaules et descendit également à la cave, les mâchoires serrées. Elle avait envie de crier, de hurler le prénom de Franck, elle voulait qu'il revienne tout de suite et la prenne dans ses bras. En bas, personne n'avait touché au cadavre d'Agonla. Elle l'enjamba comme ses trois prédécesseurs, bifurqua dans l'escalier et finit par fouler le béton froid et gris du sous-sol.

Le plafond était voûté, en pierre de taille, et les murs semblaient creusés dans la montagne. Dans les coins traînaient du matériel de jardin, des skis, du bois entassé.

- Quelqu'un a fouillé ici récemment, c'est sûr, fit le jeune gendarme. Avec Gaétan, on n'a touché à rien.

Certes ils ne touchaient à rien, mais foulaient les lieux d'un crime avec leurs grosses bottes trempées. Lucie n'avait pas la force de réagir, elle s'en fichait. Sharko - son visage, ses iris noirs, la chaleur de son corps contre le sien - occupait chacune de ses pensées. Elle les suivit, mécaniquement, roulant les yeux et dans un état second.

Tout semblait avoir été retourné. De grandes bâches bleues, qui devaient couvrir les vieux meubles branlants et bourrés de toiles d'araignées, étaient tirées au sol. Dans un coin, à même le béton, il y avait des dizaines et des dizaines de petits squelettes d'animaux, sans doute ceux de souris. Sur une paillasse carrelée, au fond, coulaient encore des liquides colorés. Des tubes et des pipettes avaient été balayés d'un mouvement de bras. Des réchauds, des cages, des jerricanes, des tuyaux jonchaient le sol. On avait fouillé dans les compartiments, les recoins.

Lucie aperçut le soupirail grillagé, dans le mur, qui donnait sur le chemin. Le fuyard avait dû entendre leurs voix et voir leurs ombres, lorsqu'elle et Sharko étaient arrivés. Il avait dû remonter à toute vitesse et se mettre à courir dans les bois, à peine sorti de la maison.

- Attention aux produits, ça pique au nez.

Lucie s'en balançait, elle voulait crever s'il était arrivé malheur à Franck. Elle prit garde à ne pas marcher dans les composés chimiques qui se mélangeaient et fumaient. Les flacons brisés étaient poussiéreux, comme abandonnés. Elle passa sous une arche et arriva dans une autre pièce, plus petite, plus intime, pareille à une crypte. Plafond bas, écrasant. Une ampoule rouge arrosait d'une lumière froide une grande baignoire en fonte, large et profonde. Poussiéreuse, elle aussi, sans tuyau ni aucun moyen de faire couler de l'eau. Dans un coin, deux grosses bouteilles pareilles à celles des plongeurs étaient renversées, ainsi qu'un masque à gaz avec ses deux ronds en verre, semblables à des yeux de mouche.

Autour d'elle, des odeurs montaient. Lucie glissa son nez dans son blouson, releva les yeux et vit deux congélateurs, dont l'un était énorme. Du regard, elle suivit les deux câbles électriques qui partaient de sous son coffrage argenté. L'un était relié à une prise électrique, et l'autre à un groupe électrogène.

- En cas de panne électrique, dit un gendarme. Il ne voulait pas que le congélateur s'arrête de tourner.

Malgré les odeurs chimiques toujours plus fortes, ils s'approchèrent. Les voix résonnaient aux oreilles de Lucie, mais elle les écoutait à peine. Tout semblait disloqué, sans importance.

Franck...

- Le plus petit congélateur est rempli de blocs de glaces, à ras bord, fit une voix. J'en ai sué pour décoller le couvercle, ça a givré de partout. Et pour le second... Allez-y, capitaine, jetez un œil. Mais accrochez-vous.

Lorsqu'il ouvrit le second congélateur, Bertin eut un mouvement de recul qui lui fit lâcher le lourd couvercle. Lucie avait eu le temps de voir. Titubante, elle se plaqua contre le mur crasseux.

- C'est effroyable, fit le capitaine de gendarmerie. Il y en a combien là-dedans ?

Il se recula, une main sur le crâne, fixant ses deux subordonnés. De toute évidence, il était dépassé par la situation.

- OK, OK... Bon, on remonte, on ne touche plus à rien et on attend les renforts.

Un bruissement, dans son talkie-walkie. Le crachat infâme de ce qui ressemblait à une voix. Très vite, Bertin fonça à l'étage supérieur, talonné par Lucie. Il se dirigea vers l'entrée pour essayer de mieux capter.

- Ici Bertin. À vous.

- Ici Desailly... Nous... long... torrent...

Ça grésillait, les mots arrivaient hachés, à peine audibles. Bertin se tourna vers Lucie, le regard noir. La voix continuait à diluer ses syllabes incompréhensibles :

- ...sur... ouvé un corps...

- Un corps ? Vous avez retrouvé un corps, vous dites ?

- Oui... aval... la berge... du pont...

À demi hystérique, Lucie lui arracha le talkie-walkie des mains :

- Vivant ! Dites-moi qu'il est vivant !

Un silence. Le crissement insupportable des ondes, mêlé aux sifflements du vent. La flic allait, venait, indifférente au froid et à la douleur à présent. Les larmes avaient envahi ses yeux, elle sentait qu'elle pouvait chanceler, d'un instant à l'autre.

On ne pourrait que lui annoncer un malheur. Ce qu'elle avait déjà vécu dans sa vie prouvait qu'il n'y avait aucune limite à l'horreur.

Puis la voix terriblement faible et lointaine, qui semblait jaillie d'outre-tombe :

- On... cœur... faible... pouls... On a un pouls !