- Disparues avant l'accident d'Agonla, fit la flic. Mince. Ça veut dire...
- ...Que ça fait presque dix ans qu'elles sont enfermées dans sa cave, congelées comme des paquets de viande.
Lucie regarda un brancard passer, pensive. Elle essayait de reconstituer la trajectoire d'Agonla, sa folie. Si certains éléments se précisaient, elle ne parvenait toujours pas à lire dans les angles morts, à comprendre les motivations profondes du tueur en série. Dans tous les cas, il avait enlevé et tué bien plus qu'elle ne le pensait, sans que jamais personne ne s'aperçoive de rien. Un pur produit du mal, qui avait agi en toute tranquillité au fond de ses montagnes.
La flic revint dans leur conversation.
- On sait comment ces femmes enfermées dans le congélateur sont mortes ?
- Pas encore. Les deux premiers corps sont propres, comme... immaculés. Pas de coups, de blessures, de sévices, d'après l'examen externe. Quant au troisième, celui du dessus qui est, on le suppose, le dernier cadavre de la série, il a une marque caractéristique de strangulation, réalisée avec un filin, ou quelque chose dans le genre.
- Pourquoi aurait-il étranglé celle-là et pas les autres ?
- Je l'ignore. Côté pratique, à la cave, on a trouvé un défibrillateur, un stéthoscope et des produits médicaux, comme de l'adrénaline ou de l'héparine. On a demandé les autopsies en urgence.
Il soupira. Ce type était un véritable colosse, mais il paraissait complètement déstabilisé.
- De l'urgence, répéta-t-il, sur des victimes mortes depuis si longtemps. C'est irréel.
- Concernant Agonla, qu'est-ce que vous avez pour le moment ?
- Pas de casier. Tous ceux du village le connaissent, mes gars ont déjà récupéré quelques informations au café du coin. Il n'a jamais quitté la maison familiale. Il y a une histoire d'enfant battu là-dedans, semble-t-il. Pour résumer, disons que son père, alcoolique, a foutu le camp à ses dix ans, sa mère est morte d'une tumeur quand il avait vingt-cinq ans. Un cancer incurable, pendant lequel il a vu celle qui le protégeait dépérir chaque jour un peu plus.
- Une longue descente aux enfers. Et l'impuissance.
- En effet. Agonla en a énormément souffert et a tenté de se suicider. Il a été suivi pour dépression profonde et troubles psychiatriques à l'HP de Rumilly, là où il travaillait comme agent d'entretien. D'employé, il est devenu patient. Ce type avait tout pour devenir une bombe en puissance. Un magnifique cas d'école pour les étudiants en psycho-criminologie.
Lucie songeait à ce trou d'un an et demi, dans le CV d'Agonla. Une tentative de suicide, un séjour à l'hôpital psychiatrique... Nul doute que son incapacité - et celle de la médecine en général - à guérir sa mère avait dû être l'un des déclencheurs de sa folie meurtrière.
La flic soupira puis écrasa son gobelet dans sa main, furieuse. Agonla ne leur expliquerait jamais ses motivations. De fil en aiguille, elle pensa à la Mégane bleue, rangée dans le chemin enneigé. Lucie l'avait eue sous les yeux et elle n'avait même pas eu la présence d'esprit de regarder son immatriculation, persuadée que le véhicule appartenait à Agonla.
- Philippe Agonla n'est peut-être pas l'homme que je recherche, dit-elle finalement, mais je suis certaine qu'il est une clé. Une clé qui ouvre sur une affaire plus vaste, en relation avec mon journaliste assassiné.
Elle se mit à aller et venir, main au menton. Avec le strap qui lui maintenait solidement la cheville, elle ne boitait presque plus.
- Quelqu'un l'a poussé et tué. Un individu pressé, qui nous a doublés dans la montagne. Comme si... il remontait la piste en même temps que nous.
- Quelqu'un de la maison, vous voulez dire ?
- Non, non, je ne crois pas. Christophe Gamblin avait été torturé, puis enfermé dans un congélateur. Ces actes n'étaient peut-être pas purement sadiques, ils étaient sans doute un moyen de lui faire avouer ce qu'il avait découvert. Quand on voit son propre corps se congeler, je crois qu'on lâche tout ce qu'on sait. Et, de ce fait, Christophe Gamblin a mis son assassin sur la piste de Philippe Agonla. Le tueur débarque ici, dans vos montagnes, et il agit. Certes, il a éliminé Agonla, mais je suis persuadée qu'il cherchait avant tout quelque chose de bien précis dans la maison du tueur en série. La cave était retournée.
Le gendarme prit le temps de la réflexion.
- Peut-être, peut-être pas. Désormais, cette affaire, ce meurtre - s'il y a effectivement eu meurtre sur la personne d'Agonla - sont de mon ressort. Autrement dit, nous prenons cette partie de l'enquête en main.
- Vous...
- Vous allez me fournir tous les contacts nécessaires. Il nous faudra aussi vos dépositions. Vous passerez lundi matin à la gendarmerie.
Lucie détestait le ton hautain et directif qu'il prenait. Elle se fichait de ces histoires de territoires ou de guerres internes. Un malade avait assassiné Christophe Gamblin et, surtout, failli tuer Franck. Elle n'allait pas le lâcher aussi facilement.
- Vous avez fouillé la cave ?
- Dans les jours à venir, l'ensemble de la propriété va être passé au crible, du sous-sol au jardin. On doit savoir s'il y en a eu d'autres, et on ira jusqu'à défoncer les murs s'il le faut. Mais vous vous doutez bien que cela va prendre du temps. Je n'ai jamais vu un merdier pareil. La presse va faire ses choux gras de cette affaire.
Lucie ne l'écoutait plus qu'à moitié. Elle pensait à ces produits chimiques renversés, ces bâches soulevées, ce bois déplacé : l'homme à la Mégane cherchait quelque chose de plus petit que des corps. Le tueur - un tueur de tueur en série - avait peut-être essayé d'emmener Agonla de force à la cave. Et ce dernier, impotent d'une jambe, s'était rompu le cou dans l'escalier, avant même de révéler l'endroit de sa planque.
La flic se plaça en face du gendarme qui la dépassait d'une tête.
- Les TIC (Technicien en identification criminelle) ont fini leurs relevés ?
- Oui, en attendant les grosses fouilles qui reprendront dès les premières lueurs.
- Vous me donnez l'autorisation de retourner à la cave ?
- Vous plaisantez, là ? Et qu'est-ce que vous voulez faire là-bas ?
- Juste jeter un œil.
- C'est inutile. Je vous ai dit que nous prenions l'affaire en main.
Il sortit un carnet, l'air condescendant, et pointa la mine de son stylo sur une feuille.
- Les coordonnées de votre supérieur, s'il vous plaît.
24
Le musculeux Pascal Robillard piocha des fruits secs dans un Tupperware, l'œil rivé sur son écran d'ordinateur.
Samedi soir, 19 heures.
Les bureaux de la Crim' étaient presque tous vides, hormis ceux des permanents. Depuis quelques heures, le lieutenant de police essayait de reconstituer le voyage réalisé par Valérie Duprès à travers le monde. Seul dans l'open space, il menait à présent des recherches sur Internet concernant les villes étrangères dans lesquelles la journaliste d'investigation avait laissé des traces informatiques.
Ça avait commencé environ huit mois plus tôt. 14 avril 2011, atterrissage à Lima, au Pérou. Le même jour, il repéra un mouvement bancaire dans une société de location de voitures, Europcar, et un autre dans un hôtel - Hostal Altura Sac, à La Oroya, - réglé le 3 mai, avant un retour pour Orly le 4.
La Oroya... Une ville de trente-trois mille habitants, située à cent soixante-dix kilomètres de Lima. Une cité minière des Andes péruviennes, où l'on extrayait du cuivre, du plomb et du zinc. Les photos que restitua Google n'avaient rien de bien réjouissant : usines glauques en tôle verdâtre, hautes cheminées crachant des fumées denses, cernées des parois abruptes et vertigineuses de la cordillère des Andes. C'était une espèce d'endroit maudit, volontairement coupé du monde, où la grisaille des visages se confondait avec la poussière et la roche déchirée. Qu'est-ce que Valérie Duprès était allée faire dans ce trou pendant près de trois semaines ?