Lucie se rendit compte qu'elle retenait sa respiration. Elle lorgna rapidement autour d'elle, les sens en alerte. Agonla était mort, deux plantons se tenaient à l'étage, elle ne risquait rien. Elle ramassa le masque à gaz, renifla et grimaça : le caoutchouc avait définitivement gardé l'odeur d'œuf pourri.
Elle se dirigea avec courage vers le plus petit des deux congélateurs, qu'elle ouvrit. Les techniciens avaient vidé la glace, mais Lucie se rappelait que le compartiment avait été plein à ras bord. Pourquoi ? Elle fixa la baignoire et imagina Véronique Parmentier, la toute première victime, couchée là-dedans.
Elle est là, inanimée. Agonla pense l'avoir juste endormie au sulfure d'hydrogène, mais elle est probablement en train d'agoniser, parce que chacun de ses organes s'empoisonne à cause de la concentration trop élevée en gaz. Sa fréquence cardiaque diminue drastiquement. Du point de vue du tueur, elle passe en animation suspendue. Mais, en réalité, elle meurt, empoisonnée...
Elle regarda encore le petit congélateur, les lèvres pincées, et comprit subitement.
- Bon sang, il va la refroidir avec de la glace.
Elle avait parlé tout haut, comme si elle s'adressait à Sharko. Elle fixa les jerricanes vides. Sans aucun doute, ils avaient servi à remplir cette baignoire d'eau de robinet, et toute la glace du congélateur avait certainement été utilisée pour faire chuter la température du liquide. Très vite, le corps de Parmentier avait été pris dans le froid. Sauf que la jeune femme n'était pas en état d'animation suspendue, elle était déjà morte. Philippe Agonla avait dû rapidement s'apercevoir de son échec, lors d'un inutile réchauffement : le cœur n'était jamais reparti. Alors, il avait décidé de se débarrasser du corps et de le larguer dans un lac. Il n'avait pas oublié de la rhabiller, de lui remettre ses chaussures. Tout devait laisser croire à un accident, une noyade due à une imprudence.
La flic sursauta.
- Ça va, lieutenant Henebelle ?
La voix provenait du haut de l'escalier. L'un des plantons.
- Oui, oui, c'est bon. Aucun problème.
Elle entendit la porte grincer et se concentra de nouveau, tout en balayant la pièce sanglante des yeux. Agonla avait laissé un an s'écouler avant de repasser à l'acte. Avait-il eu peur de se faire prendre ? Son échec l'avait-il ébranlé ? Toujours était-il que, en 2002, Hélène Leroy avait subi le même sort. L'enlèvement au domicile grâce au moulage de la clé lors du séjour aux Adrets. L'enfer au fond de cette cave. Puis la mort, à cause d'une concentration encore trop élevée en sulfure d'hydrogène.
Lucie se rendit subitement compte qu'elle avait les mains crispées sur la brique, dans un coin. Elle imaginait la colère, la hargne de Philippe Agonla face à ces échecs. Elle retourna dans la première pièce - celle avec la lumière blanche - et se plaça en face de la paillasse carrelée, où traînait encore du matériel intact. C'était sans doute ici que l'assassin avait réalisé ses dosages. Lucie regarda les petits squelettes de souris, sur la gauche. Elle imagina Agonla se creuser la tête, s'acharner à mélanger ses infâmes composés chimiques et les tester sur des animaux. Elle voyait très bien Agonla en train de palper le cœur arrêté des souris, puis de le sentir battre de nouveau. Le Graal.
Après son nouvel échec sur un humain, il n'avait plus eu la patience d'attendre un an. Il avait gagné en assurance, il fallait que le rythme s'accélère, il fallait qu'il y arrive. Il était repassé à l'attaque dans la foulée, le même hiver. Un nouvel enlèvement, un nouveau plantage. Troisième victime. Mais, ce coup-ci, il n'avait pas pu se permettre de jeter le corps dans un lac. Sans doute avait-il suivi la presse locale et avait-il eu peur que les flics finissent par faire le lien avec les accidents de ski et le séjour aux Adrets des femmes brunes. Alors, le plus simplement du monde, il avait décidé de conserver le corps chez lui, dans un gros congélateur. C'était moins risqué que de l'enterrer ou de le déposer quelque part.
Un corps congelé, puis un deuxième, la folie meurtrière était en marche. Lucie imagina Philippe Agonla, affairé dans cette pièce, en train de serrer un filin autour de la gorge de la troisième et dernière victime du congélateur.
Pourquoi l'avoir tuée de cette façon ? Avait-elle réussi à s'échapper avant d'être rattrapée ? Agonla l'avait-il éliminée de colère ? Qu'est-ce qui avait pu se dérégler dans son rituel ? À moins que...
Lucie lâcha une grande expiration : peut-être que l'expérience d'Agonla avait enfin fonctionné. Après avoir été placée en animation suspendue et plongée dans l'eau glacée de la baignoire, et après l'arrêt de son cœur, la femme, une fois réchauffée, était revenue à la vie.
Lucie se redressa et imagina le volcan dans la tête du tueur. Pour la première fois, il s'était trouvé confronté à une victime revenue de l'au-delà. Des sentiments contradictoires avaient dû se mélanger dans son crâne : une joie immense, évidemment, mais aussi la peur, l'angoisse. Car que faire de son objet d'expérimentation, à présent ? La relâcher ? Hors de question. Peut-être l'avait-il gardée auprès de lui des jours durant, pour l'interroger, lui parler, essayer de comprendre ce qui se cachait de l'autre côté de la frontière.
Finalement, il l'avait étranglée et stockée avec les autres.
Lucie se figea face au soupirail. Dehors, le silence était tel qu'on pouvait deviner le crépitement des flocons sur le sol. Les montagnes étaient là, autour, menaçantes, oppressantes. La flic imagina sans peine la silhouette d'Agonla vaquer à ses macabres occupations, dans cette longue allée, au cœur de la forêt. Ici, pas de témoins, personne pour entendre les cris ni voir les corps transiter entre la camionnette et la maison.
Lucie en revint aux faits. Agonla avait sans doute réussi à provoquer une hibernation contrôlée, à ramener une morte au pays des vivants. Comment s'y était-il pris ? Où avait-il obtenu les informations sur le sulfure d'hydrogène - un gaz hautement toxique - et sur la façon de pratiquer, des années avant les recherches officielles ?
Lucie observa le fouillis autour d'elle. Le type qu'avait poursuivi Sharko cherchait quelque chose. Un objet ? Elle se souvenait parfaitement des propos du professeur Ravanel, le spécialiste en cardioplégie froide : « Votre homme possède probablement de l'outillage qui permet de faire des dosages aussi précis mais aussi des documents, des notes manuscrites pleines de formules qui retracent ses découvertes. »
Des documents... Comme elle, avec son enquête : elle avait au moins son petit carnet. De ce fait, où étaient les notes de Philippe Agonla, les résultats de ses expérimentations ?
Lucie se mit à fouiner méticuleusement, tout en poursuivant son analyse. Après son succès, le tueur avait changé sa méthode. Il avait continué à enlever ses victimes à leur domicile, mais ne les avait plus amenées dans sa cave. Il les avait « gazées » dans sa camionnette - utilisant peut-être le masque et une recharge contenant un dosage extrêmement précis de gaz - pour les jeter directement dans des lacs gelés. Puis il avait appelé les secours au moment où il l'avait souhaité, deux, trois, dix ou peut-être quinze minutes après l'immersion.
Pourquoi contacter le Samu et ne plus les réanimer lui-même ? Pour éviter que les victimes ne voient son visage et qu'il ait ensuite à les tuer ? Parce que le plus important pour lui était non pas de réanimer lui-même les victimes, mais de les savoir revenues à la vie ? De jouir secrètement de son pouvoir divin, tout en laissant la médecine perplexe ?