Jusqu'où serait-il allé sans son accident de la route ? Et que comptait-il faire de ses découvertes ? Continuer à jouer avec les frontières de la mort, allant toujours plus loin ? Personne ne saurait jamais.
Lucie soulevait et déplaçait les objets. Agonla avait conservé des skis, des miroirs, des brosses à cheveux, des tubes de rouge à lèvres, entassés dans des cartons qui avaient été retournés. Elle dénicha une vieille photo à demi déchirée et l'observa à la lueur de l'ampoule. Il s'agissait d'une belle femme aux longs cheveux bruns, aux yeux noisette, qui posait devant la maison. Sa mère, sans doute. Lucie se dit qu'en ramenant ces filles à la vie, c'était peut-être sa propre génitrice qu'Agonla rappelait à lui. Il voulait montrer que lui, vulgaire agent d'entretien, était capable de vaincre les incapacités de la médecine.
Elle chercha encore. Le montagnard avait passé des années à expérimenter, à planifier, à tuer. Ses découvertes devaient être d'une importance primordiale. Il avait dû bien les planquer, à l'abri de l'humidité, dans l'endroit même où il opérait. Plus loin dans la pièce, elle tomba sur le stéthoscope, le défibrillateur, les deux grosses bouteilles de gaz. Elle les secoua, jeta un œil sous la baignoire, les congélateurs, observa l'ampoule, encore. Lumière rouge ici, et blanche dans l'autre pièce. Cette différence de luminosité la titillait, depuis le début. Agonla souhaitait moins éclairer cette pièce, effacer les angles, accroître les effets d'ombre. Ses yeux tombèrent sur les murs qui paraissaient lisses, uniformes.
Elle remarqua alors qu'on ne distinguait pas les joints entre les briques.
Lucie se précipita dans la salle voisine, démonta l'ampoule blanche, retourna dans l'autre pièce et se plaça en équilibre sur les bords de la baignoire. Elle remplaça alors l'ampoule rouge.
La pièce sembla s'illuminer sous un jour nouveau, les ombres disparurent, les joints des briques se dessinèrent plus clairement. Lucie fit le tour de la pièce, une main sur les murs et l'œil attentif. Elle s'arrêta à proximité d'une armoire métallique posée au sol entre des boîtes de conserve éparpillées. Autour de deux briques les joints manquaient. C'était quasiment invisible, et les techniciens avaient très bien pu passer à côté, trop occupés à relever les indices autour des cadavres.
La flic sentit son cœur s'emballer. Elle s'agenouilla, tira délicatement les briques à elle et révéla une cache dans le mur. Ses doigts palpèrent alors une pochette plastifiée.
À l'intérieur, un cahier.
La gorge sèche, Lucie remit d'abord les ampoules en place : la rouge ici, la blanche là-bas. Elle tressaillit quand elle entendit du bruit, dans l'allée. Elle se précipita et aperçut, par le soupirail, l'extrémité rougeoyante d'une cigarette voler dans la nuit. Elle respira calmement, tenta de contrôler son stress. Le froid l'enveloppait, lui mordait le visage, mais elle tint bon et ouvrit le cahier.
Il ressemblait à ceux des écoliers, avec une couverture bleu et blanc. À l'intérieur, il y avait, sur une feuille volante indépendante du cahier et au format plus petit, un dessin qui lui leva le cœur. Il s'agissait d'une espèce d'arbre à six branches, dessiné de façon très triviale. Lucie se rappela la photo sur le téléphone de Sharko, ce tatouage imprimé sur le torse du môme qui avait disparu.
Les dessins étaient identiques.
Sur les pages suivantes - dont la plupart étaient volantes, de format réduit - apparurent des notes manuscrites, brouillonnes, bardées de chiffres, de phrases, de ratures. Des concentrations, des formules chimiques qui se chevauchaient en une soupe incompréhensible. Plus loin, il y eut un changement d'écriture, et toutes les notes, cette fois, étaient rédigées directement sur le cahier. Lucie repéra, d'un rapide coup d'œil, les identités de certaines victimes. Parmentier... Leroy... Lambert... En face, des poids, des calculs, des concentrations en éléments chimiques.
Deux personnes avaient écrit là-dedans : l'une sur des feuilles volantes et l'autre, directement dans les pages de ce cahier.
Il y eut un bruit, dehors. Au moment où Lucie se penchait vers le soupirail, quelque chose tomba d'entre ses mains.
- C'est vous, brigadier Leblanc ?
Une ombre se courba. Lucie vit de la buée pénétrer par l'ouverture.
- Oui, fit la voix. Ça fait un bail que vous êtes là-dedans. Un souci ?
- Non. Ça va. Je remonte bientôt.
Lucie s'accroupit pour ramasser la photo en noir et blanc échappée d'entre les pages. C'était un vieux, un très vieux cliché, qui avait brûlé dans sa partie inférieure. Trois personnes - deux hommes et une femme - étaient assises devant une table, dans une pièce qui paraissait petite et très sombre. Devant eux, il semblait y avoir des feuilles, des stylos. Ils fixaient l'objectif étrangement, d'un air grave.
Lucie plissa les yeux sur le visage de l'homme du milieu. Était-il possible que...
Elle approcha la photo de la lumière.
Visage en forme de poire, cheveux hirsutes, petite moustache poivre et sel : c'était bien Albert Einstein.
Interloquée, Lucie glissa la photo abîmée par le feu dans le cahier et cacha ce dernier sous son blouson. Elle remit les briques dans leur position initiale, vérifia qu'elle n'avait rien dérangé et remonta comme si de rien n'était. Après avoir salué les plantons, elle disparut dans la nuit, avec l'impression que ces notes et cette photo mystérieuse étaient l'arbre qui cachait la forêt.
Direction l'hôpital.
26
Lucie émergea dans un sursaut.
Elle roula rapidement les yeux pour se rappeler où elle se trouvait : la chambre d'hôpital. Elle se redressa soudain dans son fauteuil. Sharko était derrière elle, debout, et il lui caressait la nuque - ce qui avait provoqué le brusque réveil.
- Dimanche matin, presque 11 heures, sourit-il. J'ai hésité à t'apporter les croissants.
Lucie grimaça, elle était courbaturée et s'était endormie seulement quelques heures plus tôt.
- Franck ! Qu'est-ce que tu fais debout ?
Il tourna sur lui-même, dans son pyjama bleu.
- Pas mal pour un revenant, non ? Le médecin a fait un peu la gueule en me voyant dans les couloirs, mais il m'a tout expliqué. Puis j'ai croisé un gendarme, aussi. Je suis au courant pour la mort d'Agonla, les cadavres dans le congélateur. Il paraît que mes papiers sont dans un sale état, que mon téléphone a disparu, que mon costume anthracite est fichu et...
Elle se plaqua contre son compagnon et le serra fort.
- J'ai eu tellement peur. Si tu savais.
- Je sais.
- Et je regrette notre dispute. Sincèrement.
- Moi aussi. Ça ne doit plus arriver.
Sharko ferma les yeux, tout en continuant à lui caresser le dos. Des sensations horribles lui dressèrent les poils. L'eau glacée, qui lui compresse la poitrine et l'empêche de respirer. Ses membres qui s'engourdissent et l'entraînent au fond. La brûlure atroce dans ses muscles, lorsqu'il s'était hissé sur la berge.
- Je n'ai plus mon arme de service. De toute ma carrière, je ne l'ai jamais perdue, même dans les pires moments. Mais là... Qu'est-ce que ça veut dire ? Qu'il est vraiment temps de raccrocher ?
Lucie l'embrassa. Ils s'échangèrent des caresses et des mots tendres. La pièce était baignée de lumière. Sharko emmena sa compagne à la fenêtre.
- Regarde.
Le paysage était à couper le souffle. Les rayons du soleil étincelaient sur les sommets d'une blancheur éclatante. Partout ne flamboyaient que des couleurs vives, luminescentes. En contrebas, les voitures circulaient au ralenti. Toute cette vie, cette lumière faisaient tellement de bien.
- Ces montagnes ont failli m'ôter la vie, mais je ne peux m'empêcher de les aimer.