Lucie et Sharko se regardèrent avec gravité. Le commissaire prit le téléphone en main et l'approcha de sa bouche.
- Problèmes de reins et de cœur... Comme notre gamin disparu.
- Ça a fait tilt aussi chez Pascal. De ce fait, j'ai appelé ce matin l'hôpital de Créteil, mais on a de petits problèmes administratifs avec eux. Comme le môme n'est plus dans leur établissement, ils nous mettent des bâtons dans les roues pour des analyses sanguines qu'on aimerait approfondir. Toujours des histoires de fric, à savoir qui va payer. De ce fait, on va récupérer les échantillons de sang et les fournir à nos équipes de toxico. On a du bol, à l'hosto, ils possèdent encore les tubes qu'ils gardent en général une semaine, et ont suffisamment de sang pour d'autres examens. Bref, je laisse passer le dimanche et lance la procédure dès demain matin.
Sharko voyait certains liens se tisser, de manière très floue. Dans sa tête, trois mots résonnaient : radioactivité, Einstein, Curie.
- Tu as parlé de radioactivité, dit-il.
- Oui. Après la Chine et la pollution extrême au charbon, Duprès s'est rendue à Richland, et s'est ensuite envolée pour Albuquerque, aux États-Unis. Des endroits proches de villes impliquées dans le projet top secret Manhattan, qui a permis de créer les premières bombes atomiques en 1945.
- Vaguement entendu parler de ça, mais c'est loin.
- Richland est très connu, très touristique d'ailleurs, pour ceux que l'histoire intéresse. On l'appelle « Atomic City », la ville du champignon. Elle est devenue un vérit...
Le commissaire n'écoutait plus, il s'était redressé d'un trait en claquant des doigts.
- Lucie ! Où est l'édition du "Figaro" ?
- Dans la boîte à gants.
- Va la chercher, s'il te plaît, vite ! Je crois que je viens de comprendre pourquoi Duprès avait gardé ce journal !
Alors qu'elle disparaissait, Sharko retrouva son calme et répéta à ses collègues parisiens ce que Lucie lui avait dit une heure auparavant - évitant de parler du cahier, - afin qu'ils soient tous au même niveau d'informations. Enfin, la flic réapparut, le journal roulé dans sa main. Elle le tendit à Sharko, qui le feuilleta rapidement.
- C'était dans les petites annonces, j'en suis certain.
Ses yeux roulaient de droite à gauche sur les lignes. Il écrasa enfin son index au milieu de la page de gauche.
- Voilà, je la tiens enfin. C'est dans la partie « Messages personnels », là où n'importe qui peut déblatérer n'importe quoi. Je n'y avais pas prêté attention la première fois, parce qu'il y a souvent des messages bizarres à cet endroit. Écoutez ça, c'est rigoureusement ce qui est noté dans le journal : « On peut lire des choses qu'on ne devrait pas, au Pays de Kirt. Je sais pour NMX-9 et sa fameuse jambe droite, au Coin du Bois. Je sais pour TEX-1 et ARI-2. J'aime l'avoine et je sais que là où poussent les champignons, les cercueils de plomb crépitent encore. » Fin de petite annonce.
Il y eut un long silence. Bellanger demanda à Sharko de répéter, puis demanda :
- Et tu crois vraiment que ça a un rapport ?
- J'en suis presque sûr. On dirait une espèce de message codé. Pour l'avoine, je ne comprends pas, mais tu me dis que Richland est la ville du champignon. « Là où poussent les champignons ». Et puis, il y a cette histoire de plomb, aussi. Le plomb dans le sang des enfants... Ces cercueils, ce ne pourrait pas être les mômes eux-mêmes, condamnés à mourir avec le plomb qu'ils possèdent en eux ? Des cercueils ambulants. Tu vois ce que je veux dire ?
- À peu près, répondit Bellanger. Et... (Un silence). Tu crois que Duprès est l'auteure du message ?
- Ça me paraît évident. Par le « Je sais », elle pointe une cible du doigt, elle la menace. Et elle sait que cette cible lit attentivement "Le Figaro".
- Ça peut coller. Et puis, temporellement, il n'y a pas d'incohérence. Duprès revient du Nouveau-Mexique début octobre, l'annonce passe un mois plus tard, en novembre. Et d'ailleurs, Duprès n'est jamais allée en Inde, comme sa demande de visa le laissait présager. Après le voyage aux États-Unis, ses priorités avaient changé.
Lucie écoutait et notait sur son carnet, Sharko se caressait le menton. Valérie Duprès prenait doucement chair dans sa tête. Ses motivations, ses ambitions s'esquissaient. Un voyage sur les sites pollués. Un livre qui dénonçait l'impact de la pollution sur la santé. Une découverte à Richland ou à Albuquerque, sa dernière destination, qui change soudain ses objectifs et la met finalement en danger. Qui cherchait-elle à atteindre avec la petite annonce ? Quel était le sens de ce curieux message ? Et surtout, quel rapport avec l'enfant de l'hôpital ou une photo de scientifiques des années 1900 ?
Bellanger le coupa dans ses pensées.
- Bon. On va cogiter, laisser reposer toute cette histoire. Pascal va s'amuser ce dimanche avec ce message codé, il adore ça. Faites votre déposition chez ce Chanteloup demain matin et s'il n'y a plus rien à faire dans le coin, vous revenez. Pour ton arme, Franck, je vois ça avec la direction. Ça va encore générer trois kilos de paperasse, cette histoire.
Il les salua et raccrocha. Sharko se dirigea vers la fenêtre en se lissant les cheveux vers l'arrière. Puis il se retourna et fixa Lucie, qui avait les yeux plongés dans les pages du "Figaro".
- Ça te parle ?
- Absolument pas. C'est du chinois.
- Fallait s'y attendre. Tu passes à l'hôtel me chercher des vêtements ?
- Tu veux déjà sortir ? Tu plaisantes, là ?
- Pas du tout. Pour toi l'hôtel, et, de mon côté, je règle le problème de ma sortie avec le médecin. Ensuite, on a le choix. Ou on reste tranquillement à l'hôtel, au chaud dans le lit, ou on va faire un tour à l'hôpital psychiatrique de Rumilly. À ton avis ?
Lucie prit la direction de la porte.
- J'ai vraiment besoin de te répondre ?
27
Glacée.
Il n'y avait aucun autre mot pour résumer l'atmosphère qui enroba les deux policiers lorsqu'ils mirent pied à terre, face au colosse de pierre qui paraissait taillé à vif dans la falaise.
Pour atteindre l'établissement psychiatrique, il avait d'abord fallu traverser la ville de Rumilly, s'enfoncer dans la montagne, longer un lac, traverser un pont et rouler encore un kilomètre sur des routes sinueuses, à travers les mélèzes.
L'ogre était bâti sur trois étages, troué de vitres austères et protégé de toits dont seules les pointes perçaient la neige. Comme il se trouvait en hauteur, un vent glacial le fouettait en permanence. Impossible de traîner dehors sans finir congelé.
De par sa position reculée, son architecture, Lucie estima que le bâtiment devait être très ancien, construit du temps où l'on voulait parquer la folie et la garder bien à l'abri de la population, c'est-à-dire au milieu de nulle part. On était dimanche, fin d'après-midi, et personne ne venait rendre visite aux patients. Le parking d'un blanc immaculé était quasiment vide, hormis quelques voitures sur les places réservées au personnel.
Sharko ne put réprimer de l'appréhension en franchissant la porte d'entrée. En tant qu'ancien schizophrène - ou schizophrène tout court, - il connaissait bien la folie et ses déclinaisons toutes plus sordides les unes que les autres, et il avait l'intuition que cet établissement isolé ne se chargeait pas que de pathologies légères. Aussi, en se présentant à l'accueil et en demandant à parler au chef de l'hôpital, il lui sembla bien que son front perlait et que ses lèvres tremblotaient.