Ils furent conduits au fond d'un long couloir typique des vieux hôpitaux psychiatriques : plafond très haut, perspectives qui donnent la nausée, acoustique propice à la résonance. Ils ne croisèrent pas le moindre patient. Tout juste aperçurent-ils un ou deux infirmiers qui poussaient leur chariot ou sortaient de la pharmacie. Les visages étaient blêmes, peu souriants, les dos voûtés. L'isolement des montagnes ne devait pas aider à se changer les idées.
Léopold Hussières faisait partie des meubles. Le chef de l'hôpital avait une soixantaine d'années, le front dégarni et des lunettes rondes qu'il ôta à l'arrivée des policiers. Il ne faisait pas chaud entre ces murs - c'était le moins que l'on puisse dire - et Lucie remonta un peu la fermeture de son blouson. Elle sentait Sharko mal à l'aise, il se tortillait les mains discrètement, tel un enfant intimidé.
- J'aimerais voir vos papiers, si vous le permettez, fit le psychiatre.
Lucie lui tendit sa carte, qu'il scruta attentivement. D'une méfiance extrême, il demanda également celle de Sharko. Le commissaire lui montra une carte en sale état.
- Elle a pris l'eau, désolé.
Le médecin haussa les sourcils. Il intimidait, avec sa blouse quasiment boutonnée jusqu'au cou d'où jaillissait le col d'un pull.
- La Criminelle parisienne ici, dans les montagnes, en plein hiver ? Que se passe-t-il ?
Il leur rendit les papiers, et Lucie prit les devants :
- Nous aimerions que vous nous parliez d'un patient du nom de Philippe Agonla. Avant d'être suivi chez vous comme patient, il a travaillé dans votre établissement en tant qu'agent d'entretien.
Le psychiatre réfléchit, se frottant le menton d'une main.
- Philippe Agonla... Agent d'entretien et patient... C'est assez remarquable comme configuration pour que j'oublie. Fin des années 1990, je crois ?
- 1999.
- Que se passe-t-il avec lui ?
- Il est mort.
Après avoir marqué sa stupéfaction, il rechaussa ses lunettes. Des pieds, il propulsa la chaise à roulettes sur laquelle il était assis jusqu'à une armoire bondée de paperasse. Lucie en profita pour observer le bureau. Peu d'effets personnels, hormis un cadre avec une photo familiale. Elle bloqua sur le crucifix, posé dans un coin, à côté de stylos. Dieu marquait sa présence même ici, au milieu des fous. Elle détourna le regard vers Hussières lorsqu'il revint à eux avec le bon dossier. Il le feuilleta rapidement.
- Oui, c'est bien cela : tentative de suicide, dépression sévère avec délires paranoïaques. Tout est noté ici. Il était persuadé que sa mère décédée le surveillait, qu'elle se cachait derrière les meubles, sous le lit, et qu'elle lui murmurait à l'oreille : « De là où je suis, je peux te voir. » Il avait besoin de soins et de suivi. Nous l'avons gardé entre nos murs sept mois.
Lucie imaginait à peine le calvaire que cela devait représenter, de vivre plus d'une demi-année entre ces parois aveugles, oublié de tous.
- Était-il complètement guéri lorsque vous l'avez relâché ?
Il referma le dossier d'un mouvement sec.
- Nous ne « relâchons » pas nos patients, madame, ce ne sont pas des prisonniers. Nous les soignons, et quand nous estimons qu'ils ne présentent plus aucun danger pour la société, mais surtout pour eux-mêmes, nous les envoyons, la plupart du temps, vers des centres de réinsertion où ils passent un séjour beaucoup plus court. Et pour répondre à votre question, il n'était pas « guéri », mais apte à recouvrer une vie sociale.
Encore le genre de personnage avec lequel il allait falloir la jouer serré. Ces montagnards planqués au fond de leurs vallées étaient tous plus coriaces les uns que les autres.
- Avez-vous le souvenir de patients avec qui Philippe Agonla entretenait des rapports particuliers ?
Le psychiatre fronça les sourcils.
- Quel genre de rapports ?
- Je ne sais pas, moi, de l'amitié, de la camaraderie. Des patients avec qui il avait l'habitude de manger ou de se promener.
- Difficile à dire, comme ça, de mémoire. Non, pas vraiment. Un patient comme un autre.
- On demandera aux infirmiers, répliqua Lucie. Ils sont en contact permanent avec les malades, ils devraient avoir des réponses.
Hussières se pencha vers l'avant, les mains regroupées sous le menton.
- Je connais bien la loi. Il vous faut normalement une permission pour agir ainsi. Une commission rogatoire, ou quelque chose dans le genre.
- Votre ancien patient, Philippe Agonla, s'est attaqué à au moins sept femmes, et en a tué cinq. Ces femmes, il les a empoisonnées au sulfure d'hydrogène, un gaz toxique. Il a gardé certains corps des années dans un congélateur. Une fois sorti de votre hôpital, Philippe Agonla est devenu un tueur en série, monsieur Hussières. Vous l'avez fichtrement bien soigné. Alors, on peut lancer les procédures, rameuter du monde et vous faire un peu de pub, si vous le souhaitez vraiment.
Le psychiatre ôta lentement ses lunettes et les garda dans la main droite, complètement figé. Il pinça l'arête de son nez, les yeux clos.
- Bon sang... Qu'est-ce que vous voulez ?
Lucie sortit le cahier trouvé dans la cave d'Agonla et le poussa vers le psychiatre.
- Pour commencer, nous aimerions que vous jetiez un œil à ce cahier. Il vient de votre hôpital, en atteste le tampon à l'arrière. Il appartenait à Philippe Agonla, mais nous pensons qu'un autre patient ou un membre du personnel a écrit à l'intérieur, majoritairement sur des feuilles volantes, le temps où Agonla a séjourné ici.
Hussières récupéra le cahier. Lucie remarqua à quel point il paraissait perturbé à présent. Le psychiatre scruta attentivement le tampon sur la couverture arrière et ouvrit. Ses yeux se focalisèrent sur le dessin de la première page.
- Ce dessin vous parle, on dirait ? fit Lucie.
Le spécialiste ne répondit pas. Il éventa doucement les autres feuilles volantes, la bouche serrée, puis s'appesantit sur la photo des scientifiques.
- Brûlée... murmura-t-il en passant délicatement ses doigts dessus.
Il finit par la remettre à sa place et fixa les flics dans les yeux.
- Qui sait que vous êtes ici ?
Une peur soudaine, sèche, était apparue dans son timbre de voix.
- Personne, répliqua Sharko. Pas même notre hiérarchie.
Hussières referma brusquement le dossier. Il lorgna le cahier, le regard noir.
- Partez, je vous en prie.
Lucie secoua la tête.
- Vous savez bien que nous ne partirons pas. Notre enquête va bien au-delà de la mort de Philippe Agonla. Il n'est qu'une étape qui doit nous aider à avancer. Nos recherches nous ont menés entre vos murs. Il nous faut des réponses.
Il resta immobile quelques secondes, puis s'empara du cahier et se leva.
- Suivez-moi.
Dans son dos, Lucie et Sharko échangèrent un regard parlant : ils trouveraient probablement des réponses dans ce sinistre endroit. Ils longèrent les couloirs en silence et s'engagèrent dans une cage d'escalier. D'immenses vitres distribuaient une lumière de fin de journée, qui tombait sur le sol et donnait une impression de monochromie déprimante. Les marches, les murs étaient en pierre, et les clés tintaient sur la cuisse du psychiatre à chaque foulée. Lucie se demanda où se trouvaient les malades. D'ordinaire, les individus erraient dans les halls, les couloirs, on entendait leurs voix, mais ici, tout semblait figé, hors du temps. Elle pensa au film de Stanley Kubrick, Shining, et frissonna.