- Le patient que je vais vous présenter s'appelle Joseph Horteville, fit Hussières. Il est arrivé chez nous en juillet 1986, voilà plus de vingt-six ans, ce qui en fait le plus ancien de nos trente-sept pensionnaires.
Sa voix résonnait curieusement. Il se retourna vers les deux policiers, tout en continuant à monter les marches.
- Vous vous dites, trente-sept patients pour un si grand établissement qui, dans ses heures de gloire, en accueillait plus de deux cent cinquante... ? Mais nous sommes au bord de l'agonie financière, nos portes vont malheureusement bientôt fermer. Je vous épargne ces détails, vous avez d'autres chats à fouetter, je présume.
- On se demande surtout qui est Joseph Horteville, souffla Sharko.
- Chaque chose en son temps. Cette histoire est... compliquée.
Ils arrivèrent au troisième étage.
- Dernier niveau. Vous ne verrez pas de portes ouvertes à cet étage. Les patients qui habitent ces lieux ont besoin d'une surveillance très particulière.
Hussières déverrouilla puis poussa la porte, avant de s'engager dans un couloir sans fenêtres cette fois. Les seules lumières venaient de lampes au néon, espacées tous les cinq mètres. Avec ces murs en roche, les deux policiers avaient plutôt l'impression d'évoluer dans une galerie souterraine, ou alors sous la montagne. Ils tournèrent, puis atteignirent enfin la zone avec les chambres. De petites fenêtres rondes perçaient de lourdes portes aux grosses serrures.
Ce n'est pas une légende, pensa Lucie. Ce genre d'endroit existe encore.
Elle aussi était terriblement crispée, à présent. Les hommes, derrière ces murs, avaient peut-être tué, anéanti des familles avec le sourire aux lèvres. Sortiraient-ils de cet endroit maudit un jour ? Deviendraient-ils des Agonla en puissance, une fois en liberté ? Tout en marchant, elle essaya de regarder à travers les lucarnes, mais ne put apercevoir que des pièces qui avaient l'air toutes vides. Les patients étaient sans doute couchés, complètement drogués.
Soudain, un visage apparut. Lucie marqua un mouvement de recul. L'homme avait les lèvres retroussées, le nez plissé, la raie au milieu de ses cheveux noirs. Il se mit à cogner régulièrement son front contre le hublot, sans quitter la flic des yeux. Il ressemblait à Grégory Carnot, le meurtrier de ses petites jumelles.
- Ça va, Lucie ?
La voix de Sharko...
Lucie cligna des yeux, pour se rendre compte qu'il n'y avait plus personne. La chambre paraissait vide. Quant à Carnot, il était mort et enterré depuis un an et demi dans un cimetière proche de Poitiers.
Un peu déboussolée, elle se remit en marche.
- Oui, oui. Ça va.
Mais ça n'allait pas vraiment, elle le savait. Elle avait vu quelqu'un qui n'existait probablement pas.
Autour, le silence était malsain, lourd. De temps à autre, des cris qui ressemblaient davantage à des râles semblaient jaillis des entrailles du bâtiment. Un vrai lieu de cauchemar. Enfin, ils stoppèrent devant la dernière porte, dans un renfoncement. Hussières se mit juste devant la vitre, empêchant aux policiers de voir à l'intérieur.
- On y est. Je dois d'abord vous dire que Joseph Horteville est psychotique, sous sa forme la plus sévère. Il porte la camisole, mais je vous demanderai néanmoins de rester au bord de sa chambre et de ne pas l'approcher.
Sharko fronça les sourcils.
- Je pensais que les camisoles n'existaient plus.
- Effectivement, mais c'est lui qui demande à la porter. Il a parfaitement conscience que, sans elle, il s'arracherait la peau du visage et du torse jusqu'à la mort. Avec toutes ces années, il est devenu chimio-résistant. Quasiment tous les traitements sont inefficaces contre sa maladie, dont je vous épargne les longues explications. Sachez juste qu'elle est... dangereuse, pour vous comme pour lui.
Lucie marqua instinctivement un léger pas de retrait, laissant Sharko la devancer de quelques centimètres. Elle détestait affronter le regard des fous parce que, au fin fond de leur iris, on lisait tout ce que notre conscience refoulait et nous empêchait de voir.
- Est-il un assassin ? demanda Sharko.
Hussières glissa la clé dans la serrure.
- Non. Il n'a rien fait de mal, il a juste subi. Je préfère vous prévenir, Joseph n'a pas un visage comme vous et moi.
Il s'interrompit et fixa de nouveau ses interlocuteurs au fond des yeux.
- Il s'est passé des choses horribles dans ces montagnes, il y a vingt-six ans. Les habitants ont eu tendance à dire que le diable avait habité cette vallée. Vous êtes ici, dans mon hôpital, et vous n'avez même pas entendu parler de cette histoire ?
- Nous débarquons. Expliquez-nous, s'il vous plaît.
Hussières prit sa respiration.
- Joseph a quarante-six ans, il est l'unique survivant d'un incendie. Il avait vingt ans à l'époque. Il a été brûlé à différents degrés sur la quasi-totalité de son corps et de son visage et a passé plus d'un an dans un service de grands brûlés à subir un nombre incalculable d'opérations chirurgicales. Il a failli mourir à plusieurs reprises et ne peut plus s'exprimer qu'en écrivant. Le feu a détruit sa capacité à émettre des sons clairs et compréhensibles...
Il baissa d'un ton. Plus loin, des coups résonnèrent contre une porte, accompagnés de gémissements. Hussières n'y prêta pas la moindre attention.
- Ce que je vais faire ou exprimer dans cette pièce pourra vous paraître bizarre, mais laissez-moi agir et, surtout, ne dites rien. Cette photo, ces feuilles volantes sont de nouvelles pièces d'un puzzle complexe, et elles sont peut-être, enfin, ma clé d'entrée dans son esprit.
- Vous parlez « d'unique survivant ». Combien de personnes sont mortes ?
- Sept... Ses sept frères ont péri devant les yeux de Joseph en hurlant. Ce sont parfois leurs cris qu'il reproduit, des heures durant.
Lorsqu'il vit la stupeur s'inscrire sur le visage de ses interlocuteurs, il précisa :
- Je parle là de frères religieux, bien sûr. Joseph Horteville était moine.
Lucie resta sans voix, encaissant la nouvelle. Bien secoué également, Sharko retrouva néanmoins son aplomb quelques secondes avant elle.
Des religieux...
- Et cet incendie, c'était un accident ?
- Accident, suicide, cas de possession qui aurait rendu les moines complètement hystériques et les aurait contraints à s'immoler. Toutes les hypothèses ont été envisagées, génératrices de bien des légendes et des ragots. Tout a tendance à tourner au mystique, dans nos montagnes, vous savez. Concrètement, les corps des moines ont été retrouvés dans la bibliothèque de l'abbaye. L'enquête a révélé que les religieux s'étaient gorgés d'eau bénite avant de mourir. Comme vous savez, elle est censée protéger du démon. Ils ne voulaient probablement pas aller en enfer.
Il haussa les épaules.
- Moi, j'ai ma propre hypothèse sur cette histoire. Et je pense que c'est celle-là que vous êtes venus entendre.
L'eau bénite... Les flics étaient scotchés. Lucie demanda alors, d'une voix chevrotante :
- Votre hypothèse, c'est qu'ils ont été assassinés, c'est bien ça ?
Hussières lui tourna lentement le dos, et finit par ouvrir la porte.
28
Une reconstruction faciale en terre glaise.
C'était la première image qui était venue à l'esprit de Lucie lorsqu'elle avait affronté le visage de Joseph Horteville. Il n'avait ni cils, ni sourcils, ni cheveux. Sa peau, par endroits, était aussi brune qu'un café alors que venaient contraster, régulièrement, des îlots rosés, presque blancs, notamment autour des lèvres et du cou. Ses yeux paraissaient exorbités, certainement parce que la peau entourant les orbites était tirée vers le bas, comme celle des enfants voulant faire une grimace avec leurs mains plaquées sur les joues. Mais sa grimace à lui était permanente, empreinte d'une souffrance indescriptible. Une vraie plaie ambulante.