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Le psychiatre n'était pas revenu sur ce qui venait de se passer au troisième étage, certainement gêné du fiasco et de la façon dont il s'était fait piéger. Comme si de rien n'était, il demanda aux deux policiers de s'approcher de la vitre devant laquelle il se tenait. Dehors, il faisait presque nuit. On distinguait, de-ci, de-là, quelques lueurs, perchées haut sur le flanc des montagnes.

- On peut deviner la silhouette de l'abbaye Notre-Dame-des-Auges quand le ciel est dégagé, là-bas, sur la montagne du Gros Foug. Les moines qui y vivaient, en 1986, appartenaient à l'ordre monastique des bénédictins, sous l'autorité de leur abbé, le frère François Dassonville. Une communauté paisible, dépendante du Vatican, dont les premiers membres se sont installés il y a plus de deux cents ans. Depuis le drame, le bâtiment religieux est abandonné et livré aux désastres du temps. Plus personne ne pouvait habiter là où, raconte-t-on, le diable avait œuvré.

Lucie avait sorti son stylo et son carnet, qu'elle posa par-dessus le cahier de Philippe Agonla.

- On a besoin de comprendre, docteur. Dites-nous tout ce que vous savez sur cette affaire, sur le frère Joseph, sur ce mystérieux cahier et sur cette histoire de diable.

- J'ai besoin de certitudes.

- Lesquelles ?

- Si vous allez plus loin dans vos investigations, personne, en dehors des gens travaillant sur votre enquête, ne devra savoir que les informations viennent de moi. Surtout pas les gens du coin. Je ne veux pas être mêlé à ça.

Les policiers sentaient qu'il était mort de trouille. Il tripotait inconsciemment les fins maillons d'une chaîne en or qu'il portait autour du cou, au bout de laquelle pendait probablement une médaille. Aussi Sharko essaya-t-il de le rassurer au mieux :

- Nous vous l'assurons.

- Dites-moi aussi que vous me laisserez faire des photocopies de tout ce que contient ce cahier, et que vous me tiendrez informé des aboutissements de votre affaire. C'est une obsession vieille de vingt-six ans.

- Ça nous va.

Il serra les lèvres, respira un bon coup et se mit à parler :

- Après l'admission de Joseph ici, les gendarmes sont venus régulièrement, presque chaque semaine. Joseph avait été l'unique survivant de l'incendie, les gendarmes voulaient à tout prix qu'il leur donne des indices, qu'il leur explique à quel genre d'affaire ils se confrontaient. Mais Joseph est resté muet comme une tombe, souvent délirant, terrorisé par le fait d'avoir vu ses frères mourir sous ses yeux. La maladie mentale a pris possession de son esprit, comme ça, quasi instantanément. Dès qu'on lui parlait de l'incendie, il s'automutilait. La folie qui l'habitait a également contribué à alimenter cette légende d'esprits possédés par le mal. Cela n'a pas servi l'image de mon hôpital, croyez-moi.

Il invita les deux policiers à s'avancer dans le couloir et referma l'infirmerie à clé derrière lui. Une lumière artificielle, blanche, avait remplacé celle du jour. Pour rien au monde, Lucie n'aurait passé une nuit entre ces murs.

- Au fil du temps, les gendarmes ont abandonné leurs investigations, ils n'avaient aucune preuve qu'il pouvait s'agir d'un crime. Qui aurait pu s'en prendre à des hommes de Dieu vivant paisiblement, et dans quel but ? Et puis, nous étions en 1986, les forces de l'ordre ne disposaient pas de toutes ces techniques d'investigation que vous avez aujourd'hui. Bref, l'affaire est restée sans suite. Vous êtes les premiers que je revois et qui s'intéressent à ce dossier, après tant d'années. Vingt-six longues années. Moi qui pensais ce mystère enterré à tout jamais dans les vallées de ces montagnes !

Hussières ouvrit une porte qui donnait sur une spirale d'escalier plongeant vers les ténèbres. Un courant d'air glacial s'invita et leur ébouriffa les cheveux. Sharko remonta le col de son caban.

- Cette histoire avait débuté de la manière la plus étrange qui soit, juste avant que les flammes emportent les moines. Suivez-moi.

Une fois l'espace éclairé, ils descendirent les uns derrière les autres, la cage en colimaçon étant trop étroite pour accueillir deux personnes côte à côte. Les marches étaient en béton brut et épaisses. Le psychiatre appuya sur un autre interrupteur, qui illumina une salle semblable à une crypte. De la buée sortait des bouches, comme si la mort habitait cet endroit et qu'elle s'était glissée dans chaque organisme.

- Les archives de l'hôpital, depuis sa création.

La voix résonnait, le plafond était bas, écrasant. De la poussière s'accumulait sur les étagères dont le bois noir gondolait un peu. Il régnait en ces lieux une odeur d'encre et de vieux papier. Lucie se lova dans son blouson, les mains sur son col, et sursauta lorsque la porte claqua d'elle-même derrière eux. Elle pensa brièvement à la chaleur d'une bonne douche et d'un lit, loin de toutes ces horreurs.

- Vous trouverez ici des dossiers qui datent de 1905, pour les plus anciens. Pas la peine de vous dire que ce qui sommeille entre ces vieilles pages n'est pas beau à voir. La psychiatrie y cache ses heures les plus sombres.

Sharko avait l'impression d'étouffer, et il prit sur lui-même pour ne pas exiger de remonter. Se succédaient, entre ces rangs serrés, des centaines, des milliers de dossiers. Combien d'anonymes avaient été électrocutés, lobotomisés, battus ou humiliés dans le cœur de ces montagnes ? Il saisit discrètement la main de Lucie lorsque Hussières disparut dans une allée. Le petit homme dégota une pochette noire, soigneusement rangée sur une étagère.

- 1986... Le dossier non officiel de Joseph, ma petite enquête policière à moi, si vous voulez.

Il gardait un air grave, inquiet. Lucie sentait le besoin qu'il avait de parler de ses recherches, d'extérioriser une histoire qui l'habitait encore et l'effrayait. Il ouvrit le dossier et présenta une photo au lieutenant de police, qui grimaça. Sur le cliché constellé de petits points noirs - un défaut de pellicule ?, - un homme était torse nu et placé sous une bulle transparente. Il était couché sur ce qui ressemblait à un lit d'hôpital.

Son corps n'était plus qu'une plaie. Pour avoir déjà vu des cadavres, Lucie eut l'impression que celui-là était putréfié, avec certains os des bras, des jambes, visibles à travers la chair rongée. Il avait les yeux ouverts, hagards. Jamais elle n'avait vu un être vivant dans un tel état.

Parce qu'il lui semblait que cet homme était bel et bien vivant.

Elle passa la photo à Sharko.

- Voici l'Étranger, fit le psychiatre. Cet homme a été amené par deux « individus » à l'hôpital d'Annecy, le 13 mai 1986. Le temps de l'admission, les anonymes avaient disparu sans décliner leur identité. D'après les informations que j'ai récupérées plus tard auprès des gendarmes, ce patient était presque incapable de s'exprimer, de par son état. Ils ont néanmoins estimé qu'il parlait un langage de l'Est, peut-être du russe. La photo que vous avez entre les mains a été prise au bout de trois jours d'hospitalisation. Quarante-huit heures plus tard, l'Étranger était mort.

Sharko lui rendit le cliché, les sourcils froncés.

- De quelle maladie ?

- Pas une maladie, mais un mal. L'irradiation...

Lucie et Sharko se dévisagèrent. La radioactivité refaisait surface, comme un fil ténu, invisible, qui raccrochait les éléments de leur enquête. Le psychiatre continua à parler.

- ...Une irradiation telle qu'elle explosait toutes les statistiques. L'homme avait reçu cent mille fois la dose admissible sur une vie, il crépitait comme un feu de Bengale. Regardez les points noirs sur la photo : les particules radioactives qui émanaient de son corps frappaient même la pellicule du photographe. J'ai réussi à me procurer tous les éléments médicaux, vous jetterez un œil si vous voulez. Vous comprenez à présent pourquoi cette photo d'Einstein et de Marie Curie m'a interpellé, tout à l'heure.