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Malgré le froid et la noirceur de l'endroit, le commissaire essaya de se concentrer au maximum. Depuis quelques heures, leur affaire prenait un tournant inattendu. Hussières leur confiait ses recherches, et il ne fallait surtout pas rater le coche.

- 1986... un Russe... l'irradiation... ça me fait penser à Tchernobyl, fit le flic.

- Exactement. La centrale a explosé le 26 avril 1986. Le type est arrivé à l'hôpital trois semaines plus tard, aux portes de la mort. Il est évident qu'il se trouvait à proximité de la centrale pendant l'explosion ou quelques jours après, et qu'il a fui son pays. Il a réussi à traverser les frontières, passant par la Suisse ou l'Italie, pour se retrouver dans nos montagnes et se réfugier là où on ne le retrouverait pas : dans une communauté religieuse. Mais pendant ce temps, la radioactivité s'en prenait à chacune de ses cellules, de façon invisible.

Il tendit d'autres photos glauques, pires encore que la première.

- Cet homme est mort dans des souffrances inimaginables, brûlé de l'intérieur par l'atome, comme ce fut le cas pour ces milliers de liquidateurs de Tchernobyl que les Russes ont envoyés sur le toit de la centrale pour tenter de boucher le réacteur. Il faut imaginer la stupéfaction des autorités françaises, à l'époque, alors que tous les pays d'Europe sombraient soudain dans la phobie du nucléaire. D'où sortait cet homme irradié jusqu'au plus profond de sa chair ? Qui l'avait amené à l'hôpital ? Et pourquoi avoir attendu qu'il soit dans un si mauvais état pour le faire soigner ?

- Les gendarmes n'ont jamais fait le rapprochement avec les moines ?

- Jamais. Les moines ont brûlé vifs quatre jours plus tard, le 17 mai, à trente kilomètres de là, et rien n'indiquait que l'Étranger était passé par leur abbaye. Pour tous, les deux affaires étaient indépendantes.

- Pourtant, vous, vous savez. C'est le frère Joseph qui vous l'a raconté, c'est ça ?

- Joseph détenait des clés essentielles quant à cette histoire et, pendant treize ans, il a refusé de les livrer à quiconque, pas même à moi. Mais l'arrivée de Philippe Agonla a tout bouleversé.

Il rangea méticuleusement les photos. Chaque geste était précis, appliqué. Ici, c'était son univers, ses propres abysses, où il venait sans doute passer du temps.

- Il est parfois des choses incompréhensibles dans les maladies psychiques qui font que des patients se rapprochent naturellement. Ce fut le cas de Philippe et Joseph. Je pense également que les tendances au sentiment de persécution de Joseph - ce diable - l'ont rapproché de Philippe Agonla, qui se sentait lui aussi poursuivi par le fantôme de sa mère. C'est donc à Philippe que le frère Horteville s'est mis à se confier, par papiers interposés comme il l'a fait avec moi, tout à l'heure. Ils appelaient ce mode de communication le « langage de ceux qui n'ont pas de langue ».

Il chaussa ses petites lunettes rondes et tourna des feuilles maladroitement, à cause de sa main blessée.

- Évidemment, les deux hommes gardaient leur correspondance secrète. Philippe Agonla était un rusé, la plupart des papiers ont échappé à ma vigilance. Il les mangeait, les découpait en mille morceaux, s'en débarrassait dans les toilettes. Mais je m'aperçois aujourd'hui qu'il en cachait aussi dans le cahier que vous m'avez montré. Il a réussi à sortir ces formules de mon hôpital sans que je m'aperçoive de rien.

Il prit des feuilles dans son dossier poussiéreux. Certaines étaient chiffonnées, recollées ou incomplètes.

- Voici les quelques messages que j'ai réussi à intercepter à leur insu. En dépit du manque d'informations, j'ai pu retracer, de manière très grossière, les grandes lignes de leurs échanges. Un « homme de l'Est » est arrivé le 4 mai 1986 aux portes de l'abbaye, à bout de forces. Soit huit jours après l'explosion du réacteur de Tchernobyl. Selon Joseph, il portait sur lui un vieux manuscrit et une petite boîte translucide, hermétique et remplie d'eau, dans laquelle il y avait, je présume...

Il tendit la main vers le cahier que tenait Lucie et le récupéra. Il pointa la feuille volante où se trouvait le symbole du tatouage.

- Ceci.

- Qu'est-ce que c'est ?

- Je l'ignore, je découvre cette pièce du puzzle aujourd'hui même. Je vous l'ai dit : toutes ces feuilles volantes, ces formules et annotations ont échappé à ma vigilance. Vous pensez bien qu'avec un tel élément visuel j'aurais creusé davantage. Dans les notes dont je dispose, Joseph parle d'un petit animal.

- Un animal, répéta Sharko. C'est une piste intéressante. Continuez, s'il vous plaît.

- Ces feuilles volantes confirment mon intuition : le manuscrit rapporté par l'Étranger était un livre de formules et de propos scientifiques. L'homme était peut-être un chercheur, un savant en rapport avec le nucléaire. J'ignore qui a rédigé le manuscrit, ce qu'il contenait précisément, hormis ces formules chimiques. Mais j'ai appris grâce aux échanges secrets entre Joseph et Philippe que, à l'époque, Joseph s'était mis à en recopier les pages en cachette, la nuit. Une copie du manuscrit original, qu'il aurait dissimulée à l'intérieur du monastère. Peut-être cette photo d'Einstein et de ses confrères s'est-elle décrochée du manuscrit lors d'une de ces nuits de mai 1986, et Joseph aurait alors décidé de la garder, pour apporter de la véracité à ses propres écrits ? Ou alors, il l'a arrachée lui-même, toujours dans un souci d'authenticité.

Il écrasa son index sur un feuillet de formules.

- Dans sa chambre du troisième étage, face à Philippe Agonla, il a probablement tenté de retranscrire de mémoire quelques formules qu'il avait lues ou apprises treize ans plus tôt. Joseph possède une mémoire photographique extraordinaire, ce qui en fait un redoutable joueur d'échecs.

Sharko essaya de digérer les informations. Un scientifique venu de l'Est, un manuscrit mystérieux, un moine copiste, qui opère la nuit...

- Pourquoi recopier le manuscrit en cachette ? demanda-t-il. Le frère Joseph pressentait-il un danger quelconque autour de ce livre mystérieux rapporté de Russie ?

Hussières acquiesça.

- Ça me paraît évident. Peut-être de par la nature même de son contenu. Ces pages devaient aller au-delà de la simple chimie. Les moines ne voulaient pas qu'on vienne fouiner dans leur monastère, qu'on leur pose des questions ; c'est sans doute pour cette raison que deux d'entre eux ont abandonné l'irradié devant l'hôpital sans donner leurs noms.

- Et, selon vous, quelqu'un les aurait tous tués pour récupérer le manuscrit, fit Lucie. Ce fameux diable...

- Je le crois, oui. D'une façon ou d'une autre, le meurtrier - le diable - a été mis au courant de l'existence de ce livre. Il n'a pas hésité à sacrifier les moines pour en préserver le secret. Quel genre d'écrits peut impliquer le meurtre atroce d'hommes de Dieu, si ce n'est ceux qui remettent en cause certaines théories de l'Église ? Science et religion n'ont jamais fait bon ménage, vous le savez.

Il marqua un silence et glissa le dossier sous son bras. Il invita ses interlocuteurs à remonter à la surface.

- Dans tous les cas, je présume que Joseph a fini par révéler à Philippe Agonla l'endroit où il avait caché ces pages recopiées du manuscrit original.

- La bibliothèque de l'abbaye...

- En effet. Et votre photo légèrement brûlée incite à penser que ces pages devaient être quasiment à l'abri des flammes, dans un espace confiné. Mais le feu a tout de même été le plus fort, et, hormis ce cliché, Agonla n'a récupéré que des cendres.

Lucie imaginait bien Philippe Agonla se rendre dans l'abbaye, à peine sorti de l'hôpital, et découvrir la cachette indiquée par le frère Joseph. Elle voyait l'immense déception sur son visage, face à un petit tas noirâtre et une photo à demi brûlée. Elle dit :

- Finalement, une fois dehors, Philippe Agonla n'avait à sa disposition que ce cahier et ces feuilles volantes sorties en cachette de votre hôpital, où traînaient des formules approximatives écrites de mémoire par Joseph. Il n'avait pas la copie du manuscrit original, puisqu'elle avait brûlé.

Elle fixa Sharko.

- Cela explique ses essais, ses tâtonnements et toutes les notes manuscrites dans le cahier. Agonla a utilisé des êtres vivants - d'abord des souris, puis des femmes - pour reconstituer lui-même, à partir des approximations de Joseph, les formules exactes du manuscrit et percer le secret de l'animation suspendue.

- Et je crois que ce manuscrit en recelait bien d'autres, des secrets, compléta Sharko. Joseph n'a probablement eu le temps de recopier qu'une partie de son contenu.

Ils remontèrent en silence, seul le claquement de leurs semelles sur les marches en pierre les accompagnait. Ils regagnèrent le bureau d'Hussières, qui commença à faire des photocopies. Dans le ronflement monotone de l'appareil électrique, une lumière verte glissait sur les visages fatigués et inquiets. Lucie remarqua un autre crucifix, accroché derrière une armoire, qu'elle n'avait pas vu la première fois. Hussières avait peur de quelque chose. Elle fixa la photo de famille - la femme de Hussières, leurs deux enfants et leurs trois petits-enfants - et demanda : - J'aurais encore une question. Ce diable qui hante vos montagnes... Avez-vous la moindre idée de qui il pourrait s'agir ?

- Absolument pas, non. Cette histoire tournant autour d'une abbaye a de quoi donner des frissons. Quelqu'un a tué ces moines, et Dieu seul sait d'où il vient et qui il est.

- Vous vivez depuis des années avec cette histoire. Elle vous a obsédé, et vous n'en avez jamais parlé à personne, pas même aux gendarmes qui ont enquêté à l'époque. Vous n'avez pas la moindre hypothèse, la moindre piste d'investigation dans laquelle nous pourrions nous engouffrer ?

- Non. Rien. Désolé.

Il se tourna vers elle et lui tendit un paquet de feuilles.

- Voilà pour vous, je me garde les photocopies du cahier et des feuilles volantes. Je vous ai tout dit, je vais devoir vous laisser à présent. Il commence à se faire tard, et j'ai encore beaucoup à faire.

Lucie récupéra les feuilles.

- Très bien. Mais une toute dernière chose.

Il soupira.

- Je vous écoute.

- J'aimerais que vous me montriez le papier de Joseph que vous avez chiffonné et glissé dans la poche de votre blouse, tout à l'heure.

Le psychiatre blanchit.

- Je...

- S'il vous plaît, insista Lucie.

Hussières plongea les mains dans ses poches, l'air dépité. Il en sortit une boulette, qu'il tendit devant lui. Lucie la défroissa et lut à voix haute :

- « J'espère que François n'est pas au courant. »

Elle leva ses yeux clairs vers le psychiatre.

- Qui est François ?

Le spécialiste s'assit sur sa chaise, abattu.

- Un autre moine n'a pas péri dans l'incendie, puisqu'il n'était pas présent à l'abbaye ce jour-là. C'est l'abbé François Dassonville, le supérieur. Depuis l'accident, il vit reclus dans les montagnes et vient de temps en temps ici pour voir Joseph, prendre de ses nouvelles.

Lucie et Sharko échangèrent un regard rapide. Dire qu'ils avaient failli partir sans cette information capitale.

- Pourquoi ne pas nous avoir parlé de ce moine ?

- Pourquoi l'aurais-je fait ? L'abbé François était en voyage à Rome le soir où l'incendie a eu lieu. Les autorités l'ont évidemment interrogé à son retour, vous pensez bien. Il n'a rien à se reprocher.

Sharko, qui était resté en retrait, s'approcha du bureau.

- Le frère Joseph avait vraiment l'air apeuré lorsqu'il a écrit ce message.

- Frère Joseph a toujours eu peur de son supérieur. La vie de moine n'est pas de tout repos, elle suit des règles strictes, que le supérieur fait appliquer, parfois dans la plus grande sévérité. Et Joseph est très fragile psychologiquement, ne l'oubliez pas.

- Vous dites que cet abbé était à Rome, le soir de l'incendie. La ville doit être à moins de sept cents kilomètres d'ici. Un aller et retour en avion, en train, voire en voiture est toujours possible, vous ne croyez pas ? En parlant de voiture, vous savez quel modèle de voiture il possède, cet abbé ?

- Absolument pas. Je n'ai pas fait attention à ce genre de détail.

- Mégane bleue ?

- Je n'en sais strictement rien, je vous l'ai dit.

- Depuis combien de temps était-il en Italie, quand s'est déclaré l'incendie ?

- Je ne sais plus... Trois, quatre jours, peut-être ? Tout est très loin et...

- Quatre jours... Alors qu'un Russe débarquant avec un manuscrit est pensionnaire de son monastère depuis une bonne semaine. Cet abbé François n'aurait-il pas plutôt pris les choses en main ? N'aurait-il pas ordonné à ses moines de garder le silence, et peut-être même de cacher leur étrange pensionnaire, et en aucun cas de l'emmener à l'hôpital ? N'aurait-il pas dû, vu les circonstances, annuler son voyage à Rome ?

Hussières garda les lèvres pincées, secouant la tête. Sharko poursuivit.

- Alors qu'il était à Rome, peut-être pour discuter de ce fameux manuscrit en sa possession, deux moines décident d'outrepasser les ordres et déposent le mourant à l'hôpital, ni vu, ni connu. Qu'est-ce que vous pensez de cette hypothèse ?

- Elle n'est pas valable. Vous ne connaissez pas l'abbé François, c'est un homme bon et...

Sharko claqua du poing sur le bureau.

- Bon sang ! Pourquoi vous ne dites rien ? Qu'est-ce qui vous effraie à ce point ?

Le psychiatre frissonna et prit la photo de sa famille entre ses deux mains tremblotantes.

- Ce qui m'effraie ? Mais regardez où vous vous trouvez ! Personne n'est là pour vous entendre crier, dans ces montagnes. Quelqu'un a fait boire de l'eau bénite à huit hommes d'Église avant de les brûler vifs, au milieu d'écrits religieux. Imaginez un peu ce que... ce monstre pourrait faire à ma femme, à mes enfants ou petits-enfants. Parfois, il vaut mieux vivre avec ses démons plutôt que de chercher à affronter le diable en personne.

Il s'empara du crucifix et le plaqua contre le bureau dans un claquement sec.

- Parce que ce diable-là, ce n'est pas avec un simple crucifix qu'on peut le combattre, vous comprenez ?