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- Finalement, une fois dehors, Philippe Agonla n'avait à sa disposition que ce cahier et ces feuilles volantes sorties en cachette de votre hôpital, où traînaient des formules approximatives écrites de mémoire par Joseph. Il n'avait pas la copie du manuscrit original, puisqu'elle avait brûlé.

Elle fixa Sharko.

- Cela explique ses essais, ses tâtonnements et toutes les notes manuscrites dans le cahier. Agonla a utilisé des êtres vivants - d'abord des souris, puis des femmes - pour reconstituer lui-même, à partir des approximations de Joseph, les formules exactes du manuscrit et percer le secret de l'animation suspendue.

- Et je crois que ce manuscrit en recelait bien d'autres, des secrets, compléta Sharko. Joseph n'a probablement eu le temps de recopier qu'une partie de son contenu.

Ils remontèrent en silence, seul le claquement de leurs semelles sur les marches en pierre les accompagnait. Ils regagnèrent le bureau d'Hussières, qui commença à faire des photocopies. Dans le ronflement monotone de l'appareil électrique, une lumière verte glissait sur les visages fatigués et inquiets. Lucie remarqua un autre crucifix, accroché derrière une armoire, qu'elle n'avait pas vu la première fois. Hussières avait peur de quelque chose. Elle fixa la photo de famille - la femme de Hussières, leurs deux enfants et leurs trois petits-enfants - et demanda : - J'aurais encore une question. Ce diable qui hante vos montagnes... Avez-vous la moindre idée de qui il pourrait s'agir ?

- Absolument pas, non. Cette histoire tournant autour d'une abbaye a de quoi donner des frissons. Quelqu'un a tué ces moines, et Dieu seul sait d'où il vient et qui il est.

- Vous vivez depuis des années avec cette histoire. Elle vous a obsédé, et vous n'en avez jamais parlé à personne, pas même aux gendarmes qui ont enquêté à l'époque. Vous n'avez pas la moindre hypothèse, la moindre piste d'investigation dans laquelle nous pourrions nous engouffrer ?

- Non. Rien. Désolé.

Il se tourna vers elle et lui tendit un paquet de feuilles.

- Voilà pour vous, je me garde les photocopies du cahier et des feuilles volantes. Je vous ai tout dit, je vais devoir vous laisser à présent. Il commence à se faire tard, et j'ai encore beaucoup à faire.

Lucie récupéra les feuilles.

- Très bien. Mais une toute dernière chose.

Il soupira.

- Je vous écoute.

- J'aimerais que vous me montriez le papier de Joseph que vous avez chiffonné et glissé dans la poche de votre blouse, tout à l'heure.

Le psychiatre blanchit.

- Je...

- S'il vous plaît, insista Lucie.

Hussières plongea les mains dans ses poches, l'air dépité. Il en sortit une boulette, qu'il tendit devant lui. Lucie la défroissa et lut à voix haute :

- « J'espère que François n'est pas au courant. »

Elle leva ses yeux clairs vers le psychiatre.

- Qui est François ?

Le spécialiste s'assit sur sa chaise, abattu.

- Un autre moine n'a pas péri dans l'incendie, puisqu'il n'était pas présent à l'abbaye ce jour-là. C'est l'abbé François Dassonville, le supérieur. Depuis l'accident, il vit reclus dans les montagnes et vient de temps en temps ici pour voir Joseph, prendre de ses nouvelles.

Lucie et Sharko échangèrent un regard rapide. Dire qu'ils avaient failli partir sans cette information capitale.

- Pourquoi ne pas nous avoir parlé de ce moine ?

- Pourquoi l'aurais-je fait ? L'abbé François était en voyage à Rome le soir où l'incendie a eu lieu. Les autorités l'ont évidemment interrogé à son retour, vous pensez bien. Il n'a rien à se reprocher.

Sharko, qui était resté en retrait, s'approcha du bureau.

- Le frère Joseph avait vraiment l'air apeuré lorsqu'il a écrit ce message.

- Frère Joseph a toujours eu peur de son supérieur. La vie de moine n'est pas de tout repos, elle suit des règles strictes, que le supérieur fait appliquer, parfois dans la plus grande sévérité. Et Joseph est très fragile psychologiquement, ne l'oubliez pas.

- Vous dites que cet abbé était à Rome, le soir de l'incendie. La ville doit être à moins de sept cents kilomètres d'ici. Un aller et retour en avion, en train, voire en voiture est toujours possible, vous ne croyez pas ? En parlant de voiture, vous savez quel modèle de voiture il possède, cet abbé ?

- Absolument pas. Je n'ai pas fait attention à ce genre de détail.

- Mégane bleue ?

- Je n'en sais strictement rien, je vous l'ai dit.

- Depuis combien de temps était-il en Italie, quand s'est déclaré l'incendie ?

- Je ne sais plus... Trois, quatre jours, peut-être ? Tout est très loin et...

- Quatre jours... Alors qu'un Russe débarquant avec un manuscrit est pensionnaire de son monastère depuis une bonne semaine. Cet abbé François n'aurait-il pas plutôt pris les choses en main ? N'aurait-il pas ordonné à ses moines de garder le silence, et peut-être même de cacher leur étrange pensionnaire, et en aucun cas de l'emmener à l'hôpital ? N'aurait-il pas dû, vu les circonstances, annuler son voyage à Rome ?

Hussières garda les lèvres pincées, secouant la tête. Sharko poursuivit.

- Alors qu'il était à Rome, peut-être pour discuter de ce fameux manuscrit en sa possession, deux moines décident d'outrepasser les ordres et déposent le mourant à l'hôpital, ni vu, ni connu. Qu'est-ce que vous pensez de cette hypothèse ?

- Elle n'est pas valable. Vous ne connaissez pas l'abbé François, c'est un homme bon et...

Sharko claqua du poing sur le bureau.

- Bon sang ! Pourquoi vous ne dites rien ? Qu'est-ce qui vous effraie à ce point ?

Le psychiatre frissonna et prit la photo de sa famille entre ses deux mains tremblotantes.

- Ce qui m'effraie ? Mais regardez où vous vous trouvez ! Personne n'est là pour vous entendre crier, dans ces montagnes. Quelqu'un a fait boire de l'eau bénite à huit hommes d'Église avant de les brûler vifs, au milieu d'écrits religieux. Imaginez un peu ce que... ce monstre pourrait faire à ma femme, à mes enfants ou petits-enfants. Parfois, il vaut mieux vivre avec ses démons plutôt que de chercher à affronter le diable en personne.

Il s'empara du crucifix et le plaqua contre le bureau dans un claquement sec.

- Parce que ce diable-là, ce n'est pas avec un simple crucifix qu'on peut le combattre, vous comprenez ?

30

- On jette juste un œil, OK ? Il n'y a que toi qui es armée, je te rappelle, et on ne peut pas dire que notre précédente opération ait été un succès.

Sharko était accroupi dans la neige, le regard orienté vers deux sillons causés par des pneus. Une heure plus tôt, Léopold Hussières leur avait pointé l'adresse de l'abbé François sur une carte. Le religieux vivait seul dans l'isolement des montagnes, à proximité de Culoz, à une trentaine de kilomètres de l'hôpital psychiatrique.

Le commissaire de police se redressa.

- Le dessin des pneus est orienté de la maison vers la route d'où on vient. Donc, une voiture est partie d'ici au plus tard après les chutes de neige d'hier, et plus personne n'est revenu depuis.

- J'adore ton sens de la déduction. On dirait Sherlock Holmes.

Lucie était emmitouflée dans son blouson, les mains dans les poches. La bâtisse se trouvait en retrait, dans un relief creux qui, l'été, devait être une prairie. Le ciel dégagé et la lune, presque pleine, permettaient de cerner le paysage environnant, aux reflets bleus et gris. Pas une lumière alentour, pas une maison, la ville étant davantage en contrebas, dans la vallée. Encore un endroit de fin du monde.

À pied, les deux flics suivirent les sillons, car rien ne permettait de distinguer un chemin ou une route, tant la couche de neige était uniforme et lisse. L'habitation se dressa face à eux. Il s'agissait d'une espèce de bergerie, tout en longueur, avec un toit aux tuiles d'ardoise en mauvais état et des murs aux pierres imposantes, qui semblaient en équilibre les unes sur les autres. Pas de lumière à l'intérieur.