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On savait déjà, sans trop creuser, qu'il vivait dans la maison de son père divorcé, avait un crédit pour sa voiture, et on était capable de lister une partie de ses abonnements. Des photos développées récemment le montraient en compagnie d'une femme - celle avec le chapeau et la langue de belle-mère - et d'amis, dans des soirées privées, sans doute. Autant de personnes qu'il allait falloir interroger. Son pauvre chien avait été embarqué par la SPA, en attendant qu'un proche veuille bien le récupérer. Les flics piétinaient sa vie, ses loisirs, ses draps. Ils passaient sa maison au rouleau compresseur.

Lucie et Sharko laissèrent se dérouler l'enquête de proximité et quittèrent les lieux aux alentours de 13 heures, afin de se rendre à la rédaction de "La Grande Tribune", en plein 9e arrondissement de Paris. C'était l'adresse indiquée sur les cartes de visite professionnelles de la victime, et c'était peut-être là-bas qu'il avait été vu pour la dernière fois. Ils se suivirent en voiture, sous les timides flocons, se garèrent une heure plus tard à proximité du boulevard Haussmann, dans un parking souterrain.

Une fois ensemble, ils remontèrent à la surface. Le vent soulevait les écharpes, hantait les bouches de métro. Les décorations de Noël et la neige donnaient aux Grands Boulevards des airs de fête. Lucie fixa les grosses boules rouges suspendues au-dessus de la route avec tristesse.

- À Lille, on mettait toujours le sapin le 1er décembre, avec les filles. Je leur donnais à chacune leur calendrier de l'avent que je faisais moi-même, avec les surprises à l'intérieur. Une surprise par jour.

Elle fourra les mains dans ses poches et se tut. Sharko ne savait pas quoi dire. Il savait juste que les périodes de fête, les vacances scolaires, les publicités de jouets étaient des enfers à vivre pour eux deux. À chaque bruit, son ou odeur Lucie associait un souvenir en rapport avec ses filles, elle les ramenait à elle, telles de petites flammes qui se rallument sans cesse. Sharko revint à leur sordide affaire.

- J'ai eu des nouvelles en route. On a retrouvé le cellulaire de Christophe Gamblin, mais on n'a aucune trace de la présence d'un quelconque ordinateur. Ses factures indiquent pourtant qu'il a acheté un nouveau PC il y a un peu plus d'un an.

Lucie mit du temps à se décrocher de ses pensées et à s'installer dans la conversation.

- Pas de plainte pour vol ?

- Non. Et concernant sa connexion Internet, il est abonné chez Wordnet... Pas de bol.

Lucie grimaça. Wordnet faisait partie de ces opérateurs qui ne livraient aucune information sur les comptes de leurs abonnés, même décédés dans le cadre d'une affaire criminelle. Des lois permettant l'accès aux données confidentielles étaient en train de se mettre en place mais, pour l'heure, il fallait faire sans. Tout ce que les policiers pourraient obtenir serait les logs de connexion : les endroits et les heures où Christophe Gamblin s'était connecté avec son compte, et ce dans les six derniers mois. En aucun cas ils n'auraient accès à ses mails, aux sites qu'il consultait, à ses contacts...

- Donc, l'assassin aurait embarqué l'ordinateur. Une affaire sur laquelle Gamblin bossait ? Une connaissance Internet ? Un moyen de s'approprier plus encore sa victime ?

Sharko haussa les épaules.

- Concernant le mot gravé dans la glace : les recherches sur Aconla ne donnent rien, mais celles sur Agonia sont plus parlantes. Titre d'un bouquin, d'un film italien, nom d'une agence de marketing. C'est aussi, comme le soulignait Chénaix, l'origine latine du mot « agonie ».

- Pourquoi aurait-il écrit ça en latin ?

- Robillard va creuser un peu cette histoire. Il s'est également plongé dans les factures téléphoniques, mais c'est la jungle. Des numéros dans tous les coins. Gamblin était journaliste. Autant dire que son téléphone était sa troisième main.

Les locaux de "La Grande Tribune" étaient aménagés dans un ancien parking, ce qui donnait une architecture très particulière. Le quotidien national employait plus de cent trente journalistes, quarante correspondants et tirait à cent soixante mille exemplaires. On accédait d'un étage à un autre en suivant une route en spirale, recouverte d'une moquette grise. Les deux policiers avaient rendez-vous au troisième, avec le rédacteur en chef de la victime. Partout, des gens se déplaçaient dans l'urgence, des ordinateurs vrombissaient, chacun disparaissait derrière des tours et des tours de papier. Ces derniers temps, la conquête de l'espace faisait la une de la presse. Le directeur de l'Agence fédérale spatiale russe avait annoncé être très bientôt en mesure d'envoyer des hommes dans l'espace profond, Jupiter et au-delà, promettant de nouvelles solutions à l'interminable durée du voyage des astronautes.

Les regards se figèrent sur les policiers, et un drôle de silence s'instaura à leur passage. Un type en costume, faciès de roc... Une femme en jean, rangers, blouson court et queue-de-cheval, et dont on pouvait deviner la présence du flingue rien qu'en fixant son blouson fermé... Nul doute que tous les employés avaient déjà été mis au courant du meurtre de Christophe Gamblin par leur rédacteur en chef, lui-même informé par la police en fin de matinée.

Sébastien Duquenne reçut les flics avec une mine grave. Il ferma la porte de son petit bureau encombré et les invita à s'asseoir.

- C'est effroyable, ce qui est arrivé.

Ils échangèrent des banalités et Lucie demanda au grand homme maigrichon, la quarantaine affirmée, de leur parler de son collègue.

- Autant que je sache, il a d'abord travaillé dans la chronique judiciaire, puis le fait divers. On bosse ensemble depuis six ans, mais on ne peut pas dire que je le connaissais bien. La plupart du temps, il rédigeait ses piges chez lui et me les envoyait par mail. Il travaillait seul, sans photographe. Indépendant, débrouillard. Jamais de vagues, rien.

- Quel genre de sujets traitait-il ?

- Il faisait dans le chien écrasé. Du bas de gamme, du sordide la plupart du temps. Les accidents, les règlements de comptes, les meurtres... Avant, il passait son temps dans les tribunaux, à écouter les affaires les plus horribles. Quinze ans à se taper du crime en veux-tu, en voilà.

Il se racla la gorge, gêné, bien conscient que les deux en face de lui avaient un métier guère plus enviable.

- Il n'a jamais cherché à aller voir la concurrence. Malgré tout, je crois qu'il se sentait bien ici. Il voyait du monde, et il connaissait le job.

- Il l'aimait, ce job ?

- Oui. Un vrai passionné.

- Il bougeait beaucoup ?

- Toujours dehors, oui, mais il restait dans le coin, Paris et la Petite Couronne. C'était son territoire de chasse. Notre journal appartient à un groupe qui possède plusieurs antennes régionales, chacune avec sa propre actualité et ses propres faits divers. Mais il y a des pages communes, pour la grosse actu.

- On aimerait récupérer ses derniers articles.

- Pas de souci. Je m'arrangerai pour vous les transférer très vite si vous me laissez un mail où vous joindre.

Sharko tendit une carte de visite et enchaîna avec les questions d'usage. D'après le rédacteur en chef, Christophe Gamblin n'avait pas de problème particulier sur son lieu de travail. Pas de mésentente ni d'ennemis, hormis quelques coups de gueule par-ci, par-là. Quand il était sur place, il bossait dans l'open space, souvent à des endroits différents, et travaillait toujours sur son propre ordinateur portable, histoire de gagner du temps.

Lucie baissa les yeux vers un organigramme mural, derrière lui, où l'on pouvait voir le nom des employés, leur photo d'identité et leurs jours de présence, grâce à de petites pastilles colorées.