Comme si elle avait été ailleurs. En dehors de son corps.
Perturbée, elle essaya néanmoins de se concentrer. Lunard attendait pour expliquer. Le scientifique avait à peine la trentaine, des airs d'adolescent, mais était un technicien érudit, encyclopédique, capable de réciter des formules chimiques incompréhensibles du bout des doigts. Il venait de jeter un œil aux photocopies des feuilles volantes et du cahier trouvés dans la cave de Philippe Agonla, ainsi qu'à une reproduction d'excellente qualité de la photographie en noir et blanc à demi brûlée.
- Albert Einstein, père de la théorie de la relativité, l'un des plus brillants physiciens de tous les temps. Marie Curie, seule femme à avoir reçu deux prix Nobel. Elle a été récompensée pour la physique en 1903 et pour la chimie en 1911, au sujet de ses travaux sur le radium et le polonium. Elle inventera et construira les « Petites Curies », des unités chirurgicales mobiles qui sauveront de nombreux soldats durant la Première Guerre mondiale, et je ne te parle pas de l'institut Curie, ainsi que de tout le bienfait qu'elle apporta à l'humanité tout au long de sa carrière. Une grande, grande femme.
- Je n'en doute pas une seconde. Et le dernier individu ?
- Svante August Arrhenius, un chimiste suédois, Nobel de chimie en 1903, également prodige en mathématiques et en de nombreux autres domaines. Dans son genre, un sacré visionnaire.
Lucie observa plus attentivement ce troisième personnage, au cou serti d'un nœud papillon sombre. Arrhenius, un chimiste suédois. Que venait-il faire dans l'équation ?
- Et ces trois-là se rencontraient souvent ? demanda Lucie.
- Probablement lors des grands congrès scientifiques de l'époque. Ces congrès permettaient des avancées dans des univers comme la mécanique quantique, la physique relativiste, la physique nucléaire, et, globalement, tous les domaines en relation avec l'infiniment petit. Du beau monde qui se regroupait assez souvent dans diverses villes d'Europe. Certains scientifiques se détestaient, comme Einstein et Bohr, ou Heisenberg et Schrödinger. Lors de ces congrès, les différents clans démontaient les théories des uns et des autres à grand renfort de monstrueuses démonstrations mathématiques, mais tous se connaissaient, sans exception. On a souvent vu, par exemple, les photos d'Einstein, chapeau de feutre et pipe, discutant avec Marie Curie en pleine campagne.
Lunard orienta une loupe vers la photo.
- Einstein a une quarantaine d'années, je dirais, et Curie, la cinquantaine. Je pense que la photo a été tirée autour des années 1920, mais pas au-delà, car Arrhenius est mort en 1927. On est au début des théories quantiques, on commence à décortiquer la matière et à accéder de façon assez remarquable à l'atome.
Il désigna ses collègues dans les autres bureaux.
- Les infos circulent vite ici. Dans les labos, on est tous au courant, évidemment, de l'affaire brûlante sur laquelle vous bossez à la PJ. Cette histoire de manuscrit, de lacs gelés et d'« animation suspendue ». C'est assez effroyable et extraordinaire, d'ailleurs, votre enquête.
- Extraordinaire dans le mauvais sens du terme.
- C'est ce que je voulais dire.
Il reposa la loupe et écrasa son index sur le visage d'Arrhenius.
- Il y a quelque chose qui pourrait t'intéresser concernant ses travaux.
- Vas-y.
- Le froid le fascinait. Il a beaucoup voyagé dans les pays nordiques, il a longtemps étudié les glaciations, les effets du grand froid sur les réactions chimiques et sur les divers organismes.
Il désigna à présent des livres de chimie posés sur une étagère. Lucie était tout ouïe.
- Ouvre n'importe quel ouvrage de chimie, et l'on parlera de ses travaux. Arrhenius est à l'origine d'une loi très connue dans la communauté scientifique, permettant de décrire la variation de la vitesse d'une réaction chimique en fonction de la température. Pour faire très simple, la loi raconte que plus les températures sont basses, plus les réactions chimiques entre les composés soumis à ces températures sont lentes.
- Comme les cadavres, qui se décomposent moins vite par grand froid.
- Exactement, ça découle directement de la loi d'Arrhenius. À des températures proches de celle de l'azote liquide par exemple, on peut dire que les réactions chimiques sont inexistantes : toutes les molécules sont figées. Rien ne se crée, rien ne disparaît, si tu veux. Comme si Dieu avait arrêté le temps.
Lucie hocha la tête lentement, essayant de remettre de l'ordre dans ses idées.
- Le froid, la chimie : on est en plein dans notre sujet, là.
- On dirait, oui. J'ignore s'il y a vraiment un rapport, mais Arrhenius a passé des mois du côté de l'Islande en plein hiver pour mener des recherches sur le froid. Il carottait des morceaux de glace qu'il rapportait en Suède afin de les analyser et de faire des datations. Et en Islande, qu'est-ce qu'on trouve en grand nombre ?
- Des volcans ?
- Et, donc, beaucoup de sulfure d'hydrogène, piégé dans la glace. La glace, le sulfure d'hydrogène, les deux éléments essentiels de votre enquête, à ce que j'ai compris.
- Ces trois scientifiques seraient à l'origine du fameux manuscrit qui a causé tant de morts ?
- Les trois, ou l'un d'eux exposant ses travaux aux autres. Oui, c'est bien possible qu'ils soient à l'origine du manuscrit, sinon, on n'aurait eu aucune raison de trouver cette photo entre les pages dudit manuscrit.
- Rien d'autre ?
- Là, maintenant, non. Mais je vais essayer de creuser un peu cette histoire de carottage en Islande, il doit forcément y avoir des traces, des comptes rendus scientifiques dans de vieilles archives. Laisse-moi quelques jours.
Lucie le remercia et retourna au 36, troisième étage. Elle arriva dans l'open space et ne trouva personne. Les dossiers, les papiers étaient restés en plan, les ordinateurs étaient allumés. Où étaient-ils tous ? Sharko en avait-il fini avec sa paperasse et les administrations ? Elle longea le couloir et entendit la voix de Nicolas Bellanger dans un bureau. Ses coups sur la porte instaurèrent un silence immédiat. Après quelques secondes, son chef de groupe finit par lui ouvrir.
Bellanger avait le visage blême. D'un coup d'œil, Lucie entraperçut Robillard et Levallois assis autour d'une table sur laquelle reposait un rétroprojecteur allumé, diffusant un rectangle blanc sur le mur. Les deux flics semblaient remonter d'une longue apnée. Levallois se passa les mains sur le visage dans une expiration bruyante.
- Qu'est-ce qui se passe ? demanda Lucie. Vous avez vu le diable ou quoi ?
- Presque.
Bellanger hésita, il se tenait dans l'encadrement de la porte, empêchant Lucie d'entrer. Il avait la tête d'un astronaute qui avait passé la nuit dans une centrifugeuse.
- On a eu des nouvelles de Chambéry. Le moine, cet abbé François Dassonville, est impliqué.
Lucie serra les poings.
- Je m'en doutais.
- Ils ont trouvé un paquet de photos horribles bien planquées, en perquisitionnant chez lui. Elles concernent des mômes. Avec ce qui s'est passé hier soir dans les bois, je ne sais pas si...
Lucie ne l'écoutait plus.
Elle venait de le pousser sur le côté et avait déjà pénétré dans la pièce.
35
Garges-lès-Gonesse.
Ses immeubles dortoirs. Des vélos, des pots avec des plantes mortes, des pères Noël en plastique accrochés sur les terrasses trop petites. Sharko débarqua en courant dans le hall d'une tour un peu moins craignos que les autres, là où, d'après Madère, logeait Gloria Nowick. Il bouscula légèrement le jeune type qui fumait un pétard sur les marches et grimpa au quatrième étage. Haletant, il cogna du poing contre la porte et, n'obtenant pas de réponse, appuya sur la poignée avec son coude.