Il dévala l'escalier et se rua sur la voie ferrée, à bout de souffle. Il n'en pouvait plus, ses muscles lui brûlaient mais il courait toujours plus vite, au courage et à la hargne. Gloria était blottie contre lui comme une môme, presque inconsciente, essayant de parler mais ne prononçant que des balbutiements incompréhensibles. Elle vomit une espèce de liquide blanchâtre sur le costume de Sharko.
- Tiens le coup, Gloria, je t'en supplie. Il y a un hôpital à deux minutes d'ici. Deux petites minutes, tu m'entends ?
Le commissaire vit qu'on lui avait cassé les dents, et sa rage décupla encore. Quel monstre avait pu la tabasser ainsi ? Quel être immonde avait pu récupérer le sperme en elle pour le glisser dans un tube à essais ? Il la posa délicatement à l'arrière de sa voiture et fonça vers l'hôpital le plus proche, celui qu'il avait croisé en arrivant. Il grilla tous les feux rouges et les priorités à droite.
Inconsciente, Gloria fut prise en charge aux urgences de l'hôpital Fernand-Widal, à 11 h 17, par un médecin urgentiste du nom de Marc Jouvier. Elle avait perdu énormément de sang, subi de multiples traumatismes et continuait à cracher de la mousse blanchâtre. Jouvier la fit transférer au bloc dans les minutes qui suivirent.
Sharko, de son côté, s'occupa des procédures d'admission et de la paperasse. Ses mains, ses jambes tremblaient, mais il essaya de dissimuler son trouble et sa colère. Carte de police abîmée à l'appui, il affirma être l'officier de police judiciaire en charge de cette affaire. Par conséquent, il n'y eut aucun signalement d'établi au commissariat le plus proche. Le fait qu'il fût seul interpella quelques secondes l'un des administratifs, mais le flic trouva les paroles qu'il fallait pour noyer le poisson. Il avait l'habitude de mentir, ces derniers temps.
Aucun autre flic ne viendrait ici et ne mettrait le nez dans ses affaires.
Le docteur Jouvier revint. Il avait environ trente-cinq ans, le crâne rasé, et semblait aussi fatigué que lui. Il portait une combinaison bleue et des gants en latex légèrement tachés de Bétadine.
- Le temps qu'elle va passer entre les mains des chirurgiens risque d'être long, l'intervention se complique.
- Comment ça, elle se complique ?
- Désolé, je ne peux pas vous en dire plus pour le moment. Vous pouvez vous rendre en salle d'attente ou partir, mais ne restez pas dans les couloirs, s'il vous plaît. Cela ne sert à rien.
Sharko fouilla dans sa poche.
- Vous avez un papier ? Je n'ai plus de cartes de visite.
Le médecin lui tendit la feuille d'un bloc-notes. Sharko y inscrivit son nouveau numéro de téléphone.
- Appelez-moi à la moindre nouvelle.
Jouvier acquiesça et empocha la feuille. Il serra les lèvres.
- Ce n'est pas beau, ce qu'on lui a fait. Si elle s'en sort, rien ne sera plus jamais comme avant.
Il resta là quelques secondes, puis ajouta :
- Vous avez pu comprendre la marque, sur son front ? Ce « Cxg7+ » ?
Sharko secoua la tête. Le médecin reprit d'un air grave :
- Il s'agit de la notation d'un coup aux échecs. Cavalier prend la pièce sur la case g7 et met le roi en échec.
Sharko fit un rapprochement immédiat avec le message précédent : « Lorsque résonne le 20e coup, le danger semble momentanément écarté. » Le vingtième coup d'une partie d'échecs... Mais laquelle ?
Le médecin le salua et disparut derrière des portes battantes.
Sharko sortit de l'hôpital. Seul dans sa voiture, il cogna de toutes ses forces contre le tableau de bord. Les os de ses mains craquèrent.
Plus tard, après être passé se changer à son appartement, il enfonça son costume maculé au fond de la poubelle, au sous-sol de son immeuble.
Il se jura de retrouver le tortionnaire qui avait fait ça, coûte que coûte.
Et il le tuerait.
36
Nicolas Bellanger marchait nerveusement dans la pièce fermée, l'air grave. Les stores étaient baissés, le petit ventilateur branché au rétroprojecteur ronflait paisiblement. Personne ne bronchait, comme si le temps s'était figé. Le chef de groupe fixa finalement Lucie, qui marquait sa nervosité en bougeant sans cesse sur son siège.
- Pierre Chanteloup m'a appelé il y a environ une heure. Hier matin, il a eu la confirmation par le fichier des immatriculations que François Dassonville possédait bien une Mégane bleue. Grâce à la déposition que tu as faite avec Sharko, ainsi qu'aux éléments en sa possession, il a obtenu la commission rogatoire pour une perquise en règle.
Il s'empara d'un gobelet de café sur la table. Comme il était vide, il l'écrasa dans sa main et le balança à la poubelle d'un geste nerveux. Lucie l'avait rarement vu dans un tel état de tension.
- Dassonville n'était toujours pas présent à son domicile, et, d'après les traces dans la neige, il n'est pas revenu chez lui après votre visite d'avant-hier. Il a peut-être fichu le camp, hypothèse la plus probable pour l'instant. Les gendarmes vont mettre les pieds dans le circuit catholique, interroger les anciens supérieurs, je suis content qu'on n'ait pas à se charger de cette pagaille.
Il saisit une feuille et poussa une photo imprimée de Dassonville vers Lucie.
- Elle date d'une dizaine d'années. Ils ont creusé un peu sur lui. On sait que le jour où les moines ont été brûlés, en cette fameuse année 1986, Dassonville était censé être à une série de congrès et de conférences internationaux sur la science et la religion, à Rome.
Robillard s'était mis à mâchouiller son éternel bâton de réglisse, tandis que Lucie regardait la photo. Dassonville avait un visage tout en os, avec des joues creuses et une petite barbichette noire. Lucie songea au professeur Tournesol des aventures de Tintin.
- J'ai là sa biographie, il a un parcours atypique. Il a d'abord fait des études dans un institut de philosophie à la frontière italienne, avant de rejoindre l'abbaye Notre-Dame-des-Auges. À l'époque, elle était dirigée par un prélat plutôt ouvert aux goûts de Dassonville, pour tout ce qui touche à la science. Grâce au jardin botanique et à l'immense bibliothèque de l'abbaye, notre homme a passé son temps libre à l'étude des sciences naturelles. Dans les années 1970, il est parti deux années complètes pour suivre des cours à l'institut de physique de Paris où, en plus des matières obligatoires, il a étudié la botanique, la chimie organique, l'entomologie et j'en passe. Certains de ses travaux sur la vitesse et le processus de décomposition des organismes vivants ont été publiés. Il est devenu le chef du monastère à la mort de son prédécesseur. Bref, nous avons affaire à un moine ouvert, intelligent, qui connaît beaucoup de monde dans la communauté scientifique, et que, par conséquent, le manuscrit aurait pu intéresser.
À présent, Bellanger triturait un stylo-bille et n'arrêtait pas d'appuyer sur son extrémité, faisant descendre et remonter la mine.
- Six hommes ont fouillé de fond en comble sa maison, depuis hier après-midi. Ils ont fini par dénicher des photos, rangées dans une enveloppe qui était méticuleusement planquée à l'intérieur de l'une des têtes d'animaux empaillées. Ils ont trouvé d'autres planques qui avaient apparemment déjà été vidées. L'enveloppe était très ancienne, poussiéreuse, ils pensent que Dassonville a purement et simplement oublié de la faire disparaître avec les autres.
Son téléphone vibra. Il le consulta quelques secondes, puis appuya sur une touche qui interrompit les vibrations.
- Ces photos, Chanteloup les a scannées et me les a fait parvenir par messagerie électronique. Dix photos, que je venais juste de diffuser avant ton arrivée.
Lucie déglutit en silence. Elle observait le cône de lumière blanche traversé de petites particules de poussière qui dansaient. Un faisceau lumineux qui, elle en était persuadée, avait craché la mort.