Sharko se pencha vers lui et dit, à voix basse :
- J'ai une faveur à te demander.
37
L'aéroport d'Orly avait des airs de fête. Des milliers de personnes s'agglutinaient avec leurs bagages vers les destinations ensoleillées : Antilles, Réunion, Nouvelle-Calédonie... Des familles, des couples d'amoureux, qui s'apprêtaient à passer leurs fêtes de fin d'année sur le sable blanc, un cocktail coloré à la main. Globalement, malgré les températures très froides, les vols avaient été maintenus et les pistes étaient parfaitement dégivrées. Lucie et Franck se frayèrent un chemin au milieu de la cohue et atteignirent la file d'enregistrement pour le vol à destination d'Albuquerque.
- On vérifie tout une dernière fois, fit Sharko.
Installée dans la file d'attente, Lucie sortit une petite pochette d'une sacoche ventrale en soupirant.
- C'est bon, Franck, c'est bon. Passeport, carte d'identité, commission rogatoire internationale, billet de retour, ainsi que la liste des endroits où Valérie Duprès a laissé des traces. Je vais sur place, hôtel Holiday Inn Express, puis aux archives du centre documentaire de la base de Kirtland. Là-bas, je demande un certain Josh Sanders.
- L'un des responsables de la section archives. Il est au courant du motif de ta visite et t'attend demain, 10 heures. Ce sont des militaires, donc sois à l'heure.
- J'interroge, je creuse si nécessaire, je reviens dans trois jours. Je sais exactement ce que j'ai à faire. Ça va bien se passer.
- Tu ne sors pas des rails qu'on s'est fixés, tu appelles régulièrement et tu t'arranges pour que quelqu'un sache toujours où tu te trouves. Et tu te couvriras bien. Il fait aussi froid qu'ici, là-bas.
- Je le ferai.
Elle lui sourit, mais Sharko sentait cette même tension qui s'était installée depuis la veille. Elle le fixa dans les yeux et serra les lèvres.
- Je vais bien, d'accord ?
- Je sais, Lucie.
- Ce n'est pas l'impression que tu me donnes. Mes pieds nus dans la neige, je ne peux pas te l'expliquer, mais... ce genre de chose ne se reproduira plus.
- Tu n'as rien à te reprocher.
Ils se turent et avancèrent doucement, au rythme de l'enregistrement des bagages. Sharko se sentait triste, abattu de l'éloigner de lui quelques jours, mais il n'avait pas le choix. Le monstre qu'il traquait était allé trop loin et devenait extrêmement dangereux. Lucie n'était plus en sécurité dans l'appartement. Et puis, ça lui ferait du bien aussi, à elle, de partir loin d'ici.
Face à tous ces gens autour d'eux, qui jetaient des regards, qui observaient naïvement, le commissaire essaya de garder sa contenance, mais, au fond de lui, il avait envie de chialer. Chialer pour ce que Gloria avait subi, pour Suzanne et leur petite fille. Pleurer pour Lucie, parce qu'il la savait malheureuse pour ces mômes étalés sur des tables d'opération. Ils avaient sans doute subi des choses horribles, et personne n'avait réussi à les sauver. Duprès avait essayé, et elle avait disparu. Où allait les mener cette enquête ? Qu'y avait-il à trouver derrière toutes ces horreurs et tous ces cadavres anonymes ?
Face à l'hôtesse qui contrôlait son passeport, Lucie laissa son bagage disparaître sur le tapis roulant. Le couple alla boire un verre, cerné par ces gens qui semblaient heureux. La flic avait toujours aimé les aéroports, cette ambiance particulière des séparations et des retrouvailles. Mais aujourd'hui...
- Jure-moi qu'on mettra la main sur ceux qui ont fait ça, Franck.
Sharko cligna lentement des yeux, évitant de répondre. Il finissait à peine sa boisson qu'une voix, au micro, annonçait déjà l'embarquement. Le commissaire laissa son téléphone portable vibrer dans sa poche. Il n'avait donné son nouveau numéro à quasiment personne, sauf à Bellanger et au docteur Jouvier, de l'hôpital Fernand-Widal.
Il serra sa compagne contre lui devant la zone des portiques, poussant délicatement une mèche qui tombait le long de sa joue, et colla sa bouche à son oreille.
- Quand tu reviendras, tout sera prêt. Notre petit sapin de Chambéry, avec les boules et les guirlandes. On mangera des huîtres et on boira du vin. On se souviendra aussi du passé, si tu veux. Mais, dans tous les cas, on passera un excellent réveillon de Noël, je te le promets.
Lucie acquiesça en inspirant. À son tour, elle lui fit une caresse au menton.
- Il y a un cadeau spécial que je veux te faire, pour Noël. Quelque chose qui... te touchera, j'en suis sûre. Mais avec ce qui s'est passé ces derniers jours, j'ignore si j'aurai le temps de...
- Chut.
Il l'embrassa tendrement, puis la laissa s'éloigner, le cœur déchiré. Il aimait tellement cette femme.
- Prends soin de toi, lui murmura-t-il du bout des lèvres. On se revoit au plus tard le 24, 7 h 07 du matin. Je serai là.
Ils s'accompagnèrent du regard aussi loin qu'ils le purent. Puis Lucie disparut définitivement, en route vers une destination lointaine. Sharko regarda l'avion s'envoler, les poings serrés.
Finalement, il sortit son portable et écouta le message.
C'était l'hôpital.
Gloria était décédée.
38
Morgue de l'hôpital Fernand-Widal.
De longs couloirs vides et silencieux, sous le niveau du sol. Le manque d'air frais et l'odeur des chairs fatiguées. Nicolas Bellanger était au téléphone. À ses côtés, Sharko se tenait la tête, mollement appuyé contre un pylône en béton. Le chef de groupe raccrocha et revint à ses côtés.
- Ça va être compliqué avec le juge.
- Je sais.
Sharko soupira.
- Jusqu'où il veut aller ?
- Peut-être une suspension.
Le commissaire ne répliqua pas. Peu importaient les sentences. Gloria était morte, battue, dégradée, et rien ne comptait plus que la haine et l'envie de vengeance qu'il éprouvait à ce moment même.
- C'est le groupe Basquez qui va prendre les choses en main, ils vont arriver, fit Bellanger. Tu connais bien les gars, ça facilitera les choses et nous évitera peut-être les Bœufs (terme du jargon policier qui désigne l'IGS, l'Inspection générale des services). Ça dépendra jusqu'où t'es allé dans ton délire solo. Bon sang, qu'est-ce qui t'a pris de ne rien nous dire ?
- Une spirale... Une fichue spirale dans laquelle je me suis retrouvé sans vraiment m'en rendre compte. C'est moi qu'il veut détruire. Il me mène à lui, un peu plus chaque fois.
L'air soucieux, Nicolas Bellanger regarda l'heure. Encore une journée qui n'allait pas se terminer. Il considéra Sharko dans les yeux.
- C'est à cause de tout ce merdier que Lucie est partie à ta place, n'est-ce pas ? Qu'est-ce que t'espérais ? Retrouver ce salaud seul, en quelques jours, et faire justice comme Charles Bronson ?
- Je veux surtout la protéger. Loin d'ici, elle est en sécurité.
Bellanger essaya de ne pas se laisser envahir par l'affection qu'il ressentait pour son subordonné. Sharko avait le passé et la carrière de nul autre flic. Des actions brillantes mais aussi des moments beaucoup moins glorieux qui, au fil des années, en avaient fait un habitué de l'IGS. Le capitaine de police garda volontairement un ton directif.
- T'es dans la maison depuis presque trente ans. Tu sais que ça ne marche pas de cette façon. Tes conneries vont peut-être me priver de ta présence. Comme si j'avais besoin de ça !
Un médecin en tenue - combinaison bleue, gants en latex - sortit de la salle devant laquelle les deux flics attendaient. Sharko le reconnut : il s'était chargé de l'admission de Gloria aux urgences et l'avait appelé pour lui annoncer sa mort.
- Je l'ai mise au frais, fit Marc Jouvier, le temps que vos hommes de morgue l'embarquent. Il faut que je vous voie pour les papiers administratifs.