- Dites, je vois une photo et un nom sur votre tableau, « Valérie Duprès »... Nous l'avons aperçue dans un cadre, chez Christophe Gamblin. Absente depuis plus de six mois, d'après vos données. Il lui est arrivé quelque chose de grave ?
- Pas spécialement, non. Elle est en année sabbatique. Elle a pour ambition d'écrire un bouquin sur un sujet qui lui ferait traverser le monde. Valérie est journaliste d'investigation, elle court après le non-révélé, ce qu'on nous cache. Et elle est particulièrement douée.
- Quel est le sujet de son livre ?
Il haussa les épaules.
- Personne ne le sait. Ça doit être la grosse surprise. On a bien essayé d'avoir des informations, mais Valérie, par essence, sait garder un secret. Dans tous les cas, je suis persuadé que son bouquin fera du bruit. Valérie est brillante et acharnée dans le travail.
- Elle et Christophe Gamblin semblaient très proches.
Il acquiesça.
- Vous avez raison, ils étaient extrêmement proches, mais pas ensemble, je crois. Valérie est arrivée il y a environ cinq ans, et elle et Gamblin ont tout de suite accroché. Pourtant, Valérie n'est pas une employée facile. Légèrement parano, hyper fermée et chiante au possible, si vous me permettez l'expression. Une journaliste d'investigation dans toute sa splendeur.
- On peut avoir son adresse ? demanda Sharko.
Il nota les coordonnées fournies par Sébastien Duquenne, tandis que Lucie se levait et s'approchait du calendrier avec les photos d'identité.
- Christophe Gamblin vous semblait-il avoir des soucis particuliers, ces derniers temps ? Son comportement avait-il changé ?
- Absolument pas.
- À ce que je vois ici, il a pris des jours de congé fin novembre et début décembre. Éparpillés, qui plus est. Un mardi, un jeudi, un lundi, la semaine suivante... Vous savez pourquoi ?
Duquenne ferma le fichier du personnel sur son ordinateur et se retourna brièvement.
- Non, j'en ignore la raison, vous pensez bien. Mais il devait avoir une drôle de façon d'occuper son temps libre, puisqu'un collègue l'a vu dans les archives, au niveau 0, alors qu'il n'était pas censé être là. Il trifouillait dans de vieilles éditions d'il y a une dizaine d'années, à ce que j'en sais.
- Ce collègue, on peut lui parler ?
4
Le niveau 0 n'avait aucune fenêtre. Des murs bétonnés, des plafonds bas, des pilastres tous les deux mètres : le fantôme d'un parking de voitures. Une lumière au néon donnait l'impression d'un jour artificiel. Certains emplacements étaient réservés au stockage de matériel de bureautique, de vieux ordinateurs, des tonnes de paperasse que personne n'avait jamais triée.
Accompagnés d'un journaliste du nom de Thierry Jaquet, Lucie et Sharko évoluèrent entre des rangées de cartons multicolores, qui regroupaient toutes les éditions de l'ensemble des antennes régionales, et ce depuis 1947. Jaquet était plutôt jeune. Jean, baskets, et une paire de lunettes à monture carrée qui lui donnait des airs d'intello branché.
- On vient parfois ici pour déterrer de vieilles affaires ou chercher de la source pour nos articles. La plupart d'entre nous préfèrent encore le papier au numérique. C'est aussi un bon moyen pour fouiner dans le calme et de se reposer un peu les oreilles, si vous voyez ce que je veux dire. C'est par là que j'ai vu Christophe la dernière fois. On s'est un peu parlé, mais je l'ai senti sur le qui-vive. Il voulait plutôt avoir la paix.
Lucie scruta les rangées interminables qui se perdaient dans les interstices du sous-sol.
- Que cherchait-il exactement ?
- Je l'ignore. Il m'a juste dit qu'il « préparait un truc perso », sans préciser. J'avais vraiment l'impression de l'ennuyer, alors je n'ai pas insisté. Mais j'ai vu les cartons qu'il avait disposés sur la table. Ils étaient bleu foncé pour les uns, et rouges pour les autres. Ce sont les codes couleur pour les régions Rhône-Alpes et Provence-Alpes-Côte d'Azur. Je crois qu'il cherchait dans les années 2000. Je me souviens notamment d'un « 2001 », inscrit en gros sur l'un des cartons bleus de la région Rhône-Alpes.
- Vous le connaissiez bien, Christophe ?
- Pas plus que ça. On travaillait rarement ensemble, on se voyait surtout aux réunions.
- Qu'est-ce qui pourrait pousser quelqu'un à venir bosser ici pendant ses congés ?
- Ah, ça...
Ils se trouvaient à présent au fond de l'enclave, entre les caisses des journaux les plus récents. Tout était impeccablement rangé. Jaquet tira un carton bleu, « Rhône-Alpes/Premier trimestre 2001 », et le vida de son contenu : environ quatre-vingt-dix exemplaires. Il se mit à les éventer rapidement.
Sharko fronça les sourcils.
- Comment comptez-vous trouver le ou les journaux qu'il a consultés ?
- Christophe était sorti d'ici avec des exemplaires sous le bras, probablement pour travailler chez lui. Avec un peu de chance, il ne les aura pas remis en place.
Piquée au vif, Lucie s'empara d'une autre caisse de l'année 2001 et imita le journaliste. Aucune archive n'avait été trouvée chez la victime, mais peut-être Christophe Gamblin les avait-il laissées ailleurs ? Ou l'assassin les avait embarquées ?
Au bout de quelques minutes, Jaquet dégaina le premier.
- Bingo. Regardez, il manque l'édition du 8 février 2001.
- On peut retrouver une copie de cette édition ?
- 2001, ce n'est pas si vieux. On doit pouvoir retrouver un exemplaire numérisé dans les bécanes. Au pire, on appelle l'antenne régionale concernée et on récupère leur exemplaire. Vous voulez que je jette un œil dans la banque numérique ?
Sharko regarda les autres cartons en soupirant.
- Oui, s'il vous plaît. En attendant, ma collègue et moi on va tous les fouiller, pour les régions Rhône-Alpes et PACA, si j'ai bien compris. Bleu et rouge... Au moins ceux des années 2000.
Chercher les journaux manquants, dans une série d'environ trois cent soixante-cinq exemplaires, n'avait rien d'insurmontable en soi, il fallait juste un peu de patience. Au bout de quelques minutes, Jaquet revint en acquiesçant.
- J'ai bien l'exemplaire numérique de 2001 dans la base de données. Je pourrai vous le fournir.
- C'est parfait.
Il les aida dans leur tâche. À trois, ils parvinrent, en un peu plus d'une heure, à recenser les exemplaires que Christophe Gamblin avait emportés. Quatre journaux, dont les dates s'étalaient de 2001 à 2004 : deux journaux en région Rhône-Alpes de 2001 et 2002, et deux dans la région voisine, PACA, de 2003 et 2004. Lucie nota précautionneusement les références sur son carnet dont elle ne se séparait jamais, puis les flics suivirent Jaquet jusqu'à un ordinateur. Sharko réfléchissait déjà à tout-va : y avait-il un lien entre ces mystérieuses recherches et la mort atroce de Christophe Gamblin ?
Face à son ordinateur, le journaliste trouva rapidement les journaux d'époque, entièrement numérisés, et les sauvegarda dans un répertoire. Sharko lui donna le mail de Pascal Robillard, leur spécialiste en recoupement d'informations. Grâce à la dextérité du journaliste, les éditions numérisées partirent par voie électronique dans les cinq minutes.
Les deux flics le remercièrent, lui signalèrent qu'il serait probablement convoqué au 36 pour déposer, comme nombre de ses collègues qui avaient côtoyé Gamblin ces derniers jours, et regagnèrent les longs boulevards exposés au vent. L'asphalte des trottoirs se couvrait déjà d'une fine pellicule blanchâtre. La neige tenait, ce qui n'augurait rien de bon pour la circulation. Lucie emmitoufla son visage dans son cache-nez en laine rouge. Elle regarda sa montre : presque 15 heures.
- J'ai faim comme c'est pas permis. On va croquer un morceau du côté des Halles avant de rentrer au 36 ? Une pizza chez Signorelli ?