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Le commissaire ne put s'empêcher de faire triste figure. Désormais, on parlerait de Gloria comme d'une victime de plus, juste un territoire d'indices. De fil en aiguille, il pensa à Loïc Madère, qui n'allait pas tarder à apprendre le décès de sa compagne. Lui aussi aurait un sacré coup dur, du fin fond de sa prison. Encore une histoire qui risquait de finir en suicide.

Ses yeux revinrent vers ceux du médecin.

- Elle était vivante en arrivant ici. Que s'est-il passé ?

Jouvier fourra ses mains dans les poches, ennuyé. Il était grand, costaud, un peu voûté, et portait sur lui l'odeur caractéristique de la mort.

- Je ne voudrais pas dire de bêtises. Vous verrez avec les conclusions exactes de l'autopsie et des analyses toxicologiques.

- Vous pouvez tout de même nous orienter, non ? fit Bellanger.

Le médecin hésita quelques secondes. Ses yeux bleus se plongèrent dans ceux de Sharko.

- Très bien. Malgré son état critique, nous aurions probablement pu la sauver. Aucune artère n'avait été touchée et il n'y avait pas d'hémorragie interne. Mais...

- Mais ?

Il se racla la gorge. L'endroit était sombre, les néons crépitaient.

- On pense que la cause de la mort est un empoisonnement aux médicaments.

Sharko, qui se tenait légèrement appuyé contre le mur, se redressa.

- Un empoisonnement ?

- Oui. Le lavage gastrique a révélé la présence de résidus de capsules gélatineuses, accompagnés d'une forte odeur d'alcool. Un cocktail détonant qui ne lui a laissé aucune chance. Quand les chirurgiens sont intervenus, les organes étaient intoxiqués. L'état de détresse de son organisme, les multiples lésions, les saignements n'ont rien arrangé. Quoi qu'on ait pu faire, il était trop tard.

Sharko crispa ses doigts sur le bas de son blouson. Il se rappelait cette mousse blanche, aux lèvres de Gloria, et tous ses vomissements.

- Quand ? Quand, à votre avis, lui a-t-on fait ingérer ces médicaments ?

- Je dirais entre une et deux heures, grand maximum, avant qu'on la prenne en charge aux urgences. Quant aux blessures, aux fractures, certaines d'entre elles remontaient à plusieurs jours, vu l'état de cicatrisation. Le vagin aussi était abîmé. Cette femme a subi des tortures étalées dans le temps et a, sans aucun doute, enduré un véritable calvaire.

Le commissaire étouffait, tout tournait. Il remonta l'escalier en quatrième vitesse et sortit prendre l'air. Le froid instantané le fit trembler de la tête aux pieds. Il grelotta longtemps, sous cette nuit chargée de brume. Ses yeux se portèrent vers les lumières diffuses de l'horizon. Il revit dans sa tête les rails de la Petite Ceinture, le tunnel, le poste d'aiguillage abandonné. L'assassin de Gloria était intervenu juste avant qu'il arrive sur place. Et il la retenait probablement depuis mercredi dernier, après que Gloria et Madère avaient fait l'amour. Six jours de calvaire, battue, humiliée. Sharko éprouva le besoin de s'asseoir.

Plus tard, Nicolas Bellanger le trouva dans sa voiture, les bras tendus sur le volant. Il tapa au carreau. Sharko détourna lentement la tête et ouvrit la portière. Ses yeux avaient rougi, et Bellanger se demanda s'il n'avait pas pleuré.

Le commissaire inspira, le crâne posé sur l'appuie-tête.

- C'est impossible. Ce fumier n'a pas pu me voir entrer dans l'immeuble de Gloria et partir l'empoisonner dans la foulée. Je me souviens, je suis passé dans l'appartement en coup de vent, et j'ai foncé dans Paris pour atteindre le vieux poste d'aiguillage de la Petite Ceinture. Ça aurait été trop risqué pour lui de me surveiller et d'agir au tout dernier moment. Il ne m'a fallu qu'une demi-heure pour faire le trajet. Il est trop prudent pour se baser sur les aléas de la circulation.

Bellanger ne répondit pas. Sharko secouait la tête.

- Il voulait qu'elle meure dans mes bras. Il voulait que, dans ses derniers instants, elle comprenne que tout était ma faute.

Bellanger s'accroupit pour se mettre au niveau de Sharko.

- Tu n'y es pour rien.

- Il faut interroger les habitants de l'immeuble de Gloria. Il faut analyser l'écriture sur le miroir de sa salle de bains et aussi aller au relais dans le 1er arrondissement, là où notre homme a retiré son imprimante il y a quatre ans. On doit comprendre quelle partie d'échecs il me livre, ça doit avoir une signification importante. On va...

Bellanger lui posa une main sur l'épaule. De la condensation s'échappait de sa bouche. Le froid extérieur, cette brume qui tombait du ciel faisaient goutter son nez.

- Il va falloir que tu restes ici, Franck, tu le sais. Ça va être un moment pénible de questions qui risquent de prendre la nuit, mais les collègues vont avoir besoin de billes et, surtout, d'explications, si tu veux qu'ils avancent. Tu ne compliques pas les choses, d'accord ?

Sharko acquiesça, puis retira les clés du contact dans un soupir.

- Je ferai au mieux.

Il finit par sortir et claqua la portière derrière lui. Son chef lui montra un petit sachet transparent, à la lueur d'un lampadaire.

- Les chirurgiens ont aussi trouvé ceci, c'était au fond de son estomac. Une ancienne pièce de cinq centimes de franc. Tu penses que...

Il ne termina pas sa phrase. Sharko avait basculé sur le côté et était en train de vomir.

39

Bureaux de la Crim', milieu de la nuit.

Une pièce mansardée trop éclairée au néon, un lieu où se perdaient des baffes lors des interrogatoires musclés. Les murs étaient épinglés de sales tronches de criminels, de posters, de dossards de marathon et de clichés personnels. Par le Velux, le ciel était noir, insondable, sans étoile.

Face à Sharko se tenaient Pascal Robillard, Julien Basquez, capitaine de police, ainsi que deux de ses lieutenants. Basquez, cinquante-deux ans, était un vieux de la vieille, qui avait débuté sa carrière presque en même temps que Sharko mais avait écoulé une grande partie de celle-ci à la brigade mondaine, juste avant d'intégrer la Criminelle. Il écoutait avec la plus grande attention les propos du commissaire.

Au milieu d'une table s'étalaient, entre des paquets de cigarettes chiffonnés et des gobelets vides, deux tas de photos et de vieux procès-verbaux. Sharko parlait avec difficulté, terriblement ému. Dix longues années, qu'il avait passées à essayer d'oublier toutes ces horreurs. Et aujourd'hui, elles lui revenaient en pleine figure, comme la lanière d'un fouet. Il tenta de garder une voix neutre, sans vraiment y parvenir.

- Vous connaissez tous mon parcours, les graves problèmes psychologiques que j'ai eus par le passé...

Un silence gêné. Quelques regards fuyants ou des lèvres qui se portent aux verres remplis de café. Sharko inspira un bon coup. S'il lui arrivait encore de penser à cette vieille histoire, d'en faire des cauchemars, il n'en avait plus jamais parlé depuis bien longtemps. Même avec Lucie, il avait toujours évité le sujet.

- Tout remonte à 2002, lorsque ma femme, Suzanne, a été enlevée. Sa disparition a duré six mois. Six interminables mois, où je l'ai cherchée à en crever, jusqu'à finir par penser qu'elle était morte. J'ai finalement compris que son enlèvement était lié à une série de meurtres qui ont ensanglanté la capitale, à partir d'octobre de cette année-là. De par l'enquête, j'ai découvert que Suzanne était tombée entre les mains d'un tueur en série surnommé l'Ange rouge. C'était lui qui l'avait retenue, torturée physiquement et psychologiquement pendant la moitié d'une année.

Il fixa le sol de longues secondes.

- J'ai fini par retrouver Suzanne, vivante, attachée en croix dans cette fameuse cabane où j'ai découvert le tube de sperme. Elle était enceinte de notre petite fille, Éloïse. À l'époque, j'ignorais qu'elle portait notre enfant avant son enlèvement.