Bellanger retenait son souffle. Entendre Sharko parler de cette façon, l'écouter étaler une telle souffrance était insupportable. Son subordonné avait un destin hors du commun, mais malheureusement pas de ceux qui font les contes de fées.
- Quand je l'ai sauvée, Suzanne n'était plus elle-même. Elle ne s'en est jamais remise. Deux ans plus tard, elle est décédée avec notre petite fille, en traversant un virage au moment où une voiture arrivait. C'était horrible.
Sharko était debout. Il appuya une main contre le mur, puis posa le front sur son bras. L'accident s'était déroulé sous ses yeux, et il lui arrivait encore d'entendre les cris de sa famille, dans la nuit.
Il dut faire un effort pour revenir à ses interlocuteurs.
- Lors de mon ultime face-à-face avec l'Ange rouge, j'ai vu l'incarnation du mal. On affronte tous des choses horribles, tous les jours, et ce n'est pas à un ancien des mœurs ou à des gars de la Criminelle que je vais apprendre ça. Mais là, c'était différent. Cet être abominable était la figure de tout ce que l'on peut imaginer de pire en l'humain. Le vice, la barbarie, le sadisme. Il était celui dont on n'ose pas croire qu'il existe, un individu né pour... pour nuire. (Il vrilla les poings). Juste avant de mourir, il m'a avoué que quelqu'un avait suivi de près son parcours de sang. Une ombre qu'il avait prise sous son aile et initiée à la perversité.
Lentement, il se pencha sur la table et poussa les photos vers Basquez. Le capitaine de police s'empara des clichés en grimaçant. Il vit, entre autres, le cadavre d'une femme nue, ligotée de façon complexe et suspendue à des crochets d'acier. Son visage déchiré criait la souffrance.
- Voici l'une des victimes de l'Ange rouge. Il les tailladait, les torturait, leur arrachait les yeux, j'en passe, vous lirez le dossier. Sa haine envers le sexe féminin était sans limites. Après la mise à mort, il leur enfonçait une ancienne pièce de cinq centimes au fond de la bouche. C'était sa signature. Une pièce, pour traverser le fleuve des Enfers.
Les hommes se regardèrent les uns les autres, l'air grave. Sharko parlait crûment, sans aucune retenue. Il tendit un autre paquet de clichés.
- Deux ans et demi après la mort de l'Ange rouge, mai 2004 : on retrouve un couple dépecé près d'un marais, à proximité de la forêt d'Ermenonville. L'homme s'appelait Christophe Laval, vingt-sept ans, et sa femme Carole, vingt-cinq ans. Ils avaient tous les deux une pièce de cinq centimes dans la bouche... À l'époque, je n'étais pas sur l'affaire, j'avais déménagé dans le Nord pour m'occuper de ma femme et de ma petite fille. Mais lorsque j'ai entendu parler de ce crime, j'ai raconté aux enquêteurs exactement ce que je vous ai raconté : la possibilité que cet acte barbare soit celui d'un assassin né de la perversité de l'Ange rouge. Un individu qui aurait côtoyé le tueur en série lors des meurtres et en aurait profité pour « apprendre ».
Basquez parcourait les photos une à une, la bouche arrondie en cul-de-poule.
- Des pistes ?
- Aucune piste, aucun indice. Ça a été sa seule manifestation ou, tout au moins, la seule tuerie clairement identifiée. Ce dossier fait partie de ceux que la Crim' n'a jamais réussi à résoudre, parce qu'il n'y a jamais eu de mobile clair. Pourquoi avait-il tué ? Et pourquoi n'avait-il pas recommencé ?
Basquez malmenait à présent sa petite moustache grise.
- Et voilà qu'aujourd'hui il se manifeste de nouveau, en s'en prenant à toi.
- Ça n'a pas commencé aujourd'hui, mais il y a un an et demi, avec l'affaire Hurault. On trouve un poil de mon sourcil sur le cadavre de Frédéric Hurault, je galère et manque d'aller en prison jusqu'à la fin de mes jours. Entre ce moment-là et la première manifestation récente de l'assassin - ce message inscrit sur les murs de la salle des fêtes de Pleubian, - c'est le silence radio. Il s'était mis en veille, certainement pour préparer la mécanique précise de ce qui est en train de se dérouler. Je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi patient, d'aussi réfléchi.
- Rien ne prouve que le dossier Hurault soit lié à cette affaire.
Sharko finit par s'asseoir sur une chaise, épuisé.
- Rien ne le prouve, certes, mais moi j'en ai la certitude. On m'a vu sur les chaînes nationales, il y a deux ans, à propos d'une grosse affaire que j'ai traitée. Ça a dû, je ne sais pas, clignoter tout rouge dans la tête de ce tueur. Lui rappeler amèrement que j'étais celui qui avait ôté la vie à son mentor, des années plus tôt. Imaginez alors sa haine, sa colère, qui rejaillissent subitement, au moment où, peut-être, il s'y attend le moins. Il s'est alors fixé pour objectif de me détruire à petit feu, parce que, quelque part, moi aussi j'ai ruiné sa vie. On ignore comment un taré qui accompagne un tueur en série dans sa folie et dépèce un couple deux ans plus tard peut réagir. On ignore quelle a été sa vie ces dernières années, et comment il a évolué. Il a essayé de me faire croupir en prison, mais il a échoué.
Sharko se frotta longuement le visage. Il n'en pouvait plus.
- Aujourd'hui, il s'y prend d'une autre façon. Quelque chose de beaucoup plus violent et calculé. Il connaît mon passé en profondeur, certainement par le biais de l'Ange rouge, puisque ce dernier a détenu ma femme six mois. Il possède les pièces maîtresses en main. Il sait où j'habite, où je travaille, il anticipe mes réactions et me livre petit à petit les éléments d'un puzzle macabre.
Son poing se rétracta encore, et Sharko l'abattit sur la table.
- Gloria était une pièce du puzzle, il lui a gravé un coup d'échecs sur le front. Nous devons comprendre.
Basquez avait rarement vu autant de détermination dans les yeux d'un homme : Sharko était comme une bête sauvage, acculée mais prête à se défendre jusqu'au dernier souffle. Il claqua dans ses mains et regarda sa montre.
- On se fait une petite pause et, ensuite, tu nous raconteras tous les événements récents, à partir du message de sang dans la salle des fêtes de Pleubian. On veut toutes les billes, tous les détails. Je passe deux secondes à l'antidrogue pour y laisser les messages écrits par l'assassin. Fernand Levers est un pro des échecs, il pourra jeter un œil.
Le commissaire acquiesça. Des cigarettes jaillirent des poches, des soupirs se firent entendre. Il était tard, les hommes étaient crevés. Sharko se rendit à la bombonne d'eau, proche de la machine à café. Le sang pulsait bruyamment dans son crâne. Un fluide lourd, épais, fatigué. Nicolas Bellanger le rejoignit. Il bâilla, les mains dans les poches, appuyé contre la rambarde qui donnait sur la cage d'escalier. À l'étage juste en dessous, le filet vert antisuicide ressemblait à une toile d'araignée géante.
- Quand tu auras fini de raconter, tu rentres chez toi, Franck. Laisse-les agir. Basquez est un bon.
Sharko avait les yeux dans le vague. Il buvait mécaniquement, sans vraiment avoir soif.
- Je sais. Mais j'ai l'impression que tout s'accélère et que le temps joue contre nous.
- Je vais essayer de convaincre le juge de ta légitimité. Ça ne va pas être simple, mais je vais tenter le coup quand même.
Le commissaire était incapable de réfléchir et n'avait qu'une envie : se coucher. Il tendit sa carte de police mal en point à son chef. Bellanger la prit, mais la fourra de nouveau dans la main de Sharko.
- Garde-la et voyons ce que dira le juge. Ce ne serait pas humain de sa part de rester insensible à une histoire comme la tienne.
Lorsqu'il rentra à son appartement, Sharko ferma les portes à double tour et baissa les volets roulants. Il n'y avait rien de mieux à faire en attendant. Ainsi terré comme un lapin, il se sentait impuissant.
Sans Lucie à ses côtés, les différentes pièces lui parurent horriblement vides. Comment pourrait-il désormais vivre sans elle ? C'était inconcevable. Finalement, même s'il était exténué, il savait pertinemment qu'il ne trouverait pas le sommeil tout de suite.