- Pourquoi un tueur serait sur mes traces ?
- Tout a rapport avec ce que vous avez sûrement dit à Valérie Duprès. Vous devez me parler, m'expliquer ce qui se passe. Des enfants qui n'ont pas dix ans se font enlever et meurent, quelque part dans le monde.
- Des enfants se font enlever et meurent tous les jours.
- Aidez-moi à comprendre, je vous en prie.
L'ancienne journaliste jaugea l'horizon avec un œil à demi fermé. Ses mains se resserrèrent sur la crosse de son fusil.
- Montre-moi tes papiers.
Lucie les lui présenta et elle les scruta avec la plus grande attention puis s'écarta un peu.
- Viens à l'intérieur, nous serons plus en sécurité. Si ton type a un revolver et qu'il sait à peu près viser, il peut tirer de n'importe où.
Lucie suivit Eileen, qui se déhanchait à chaque pas comme un pantin désarticulé. Les deux femmes pénétrèrent dans la caravane. L'endroit était sommaire mais vivable, avec des rideaux ringards, un vieux canapé d'angle genre années 1960, en enfilade avec une kitchenette et la salle de douche. Les parois de tôle et une large baie vitrée arrière étaient tapissées de centaines de photos, enchevêtrées, superposées. De jeunes individus, des vieux, des Blancs, des Noirs. Tous ces visages qu'Eileen avait dû perdre de vue au fil des années, qui se résumaient aujourd'hui à des souvenirs crasseux.
Il y avait seulement deux fenêtres : la large baie en Plexiglas couverte de clichés qui empêchaient la lumière de passer et une petite ouverture rectangulaire, sur le côté.
- La route d'où je viens, c'est la seule pour accéder ici ? demanda Lucie.
- Non. On peut arriver de partout, c'est ça le problème.
Eileen décrocha hâtivement quelques photos de la baie de manière à créer un point d'observation, puis se tourna vers Lucie.
- Valérie Duprès, tu dis ? Elle s'est bien fait appeler Véronique Darcin en venant ici. La garce, elle m'a piégée, elle s'est fait passer pour une baroudeuse, avec son sac à dos et sa tente.
Elle jeta un œil par la petite fenêtre.
- Elle s'est installée là-bas, au pied des rochers, et elle s'est arrangée pour qu'on sympathise. Ah, elle savait y faire ! Un soir, on a bu... beaucoup. On a parlé du passé. De fil en aiguille, elle m'a amenée à raconter toutes mes découvertes d'il y a presque quinze ans. Quand je me suis aperçue que je m'étais fait avoir, elle n'était plus là.
Elle se leva et se versa un verre de whisky.
- Elle était très douée, comme j'avais pu l'être à l'époque. T'en veux une petite goutte ?
Lucie secoua la tête, jetant un œil régulièrement vers l'extérieur. Elle se sentait mal à l'aise, ainsi enfermée, alors que Dassonville pouvait arriver d'un moment à l'autre. Eileen but une gorgée et se frotta la bouche avec la manche de son gilet.
- On chercherait à me tuer, tu dis ? Une bonne chose, tiens. Et ça aurait un rapport avec... ce que je lui ai raconté ? Cette vieille histoire ?
Lucie acquiesça.
- Oui. Je crois que tout tourne autour de ces enquêtes sur la radioactivité que vous meniez à l'époque, et surtout le fameux document que vous avez consulté à l'Air Force en 1998, NMX-9, TEX-1 and ARI-2 Evolution. Il a disparu.
Eileen fixa le sol. Du bout du pied, elle remit bien en place un morceau de linoléum.
- C'est moi qui l'avais. Toutes mes découvertes, je n'en ai jamais parlé à personne. Elles sont mortes avec moi lorsque j'ai eu mon accident de voiture. Quand je me suis installée ici, j'ai tout détruit, y compris ce document, et tant d'autres, amassés au fil des années. J'avais tué un môme, et plus rien ne comptait. Avec le temps, je pensais oublier. Mais tout est resté là, gravé au fond de ma tête. Comme une malédiction.
Elle ouvrit brusquement la porte de sa caravane et jeta un œil à l'extérieur, fusil en main. Elle parla un peu plus fort, scrutant les alentours.
- Toi et l'autre journaliste, vous débarquez, et vous faites remonter ces vieux souvenirs. Drôle de coïncidence, d'ailleurs, parce qu'elle était française, et mes recherches m'avaient menée vers des Français. De véritables monstres. Des inhumains.
Lucie fut piquée au vif. Elle sentait qu'elle y était, peut-être, et que son voyage au Nouveau-Mexique ne serait pas vain.
- Dites-moi ce que vous avez découvert, parlez-moi de ces monstres, comme vous dites. J'en ai besoin pour avancer et essayer de mettre fin à toute cette histoire.
Eileen referma la porte à clé et dégusta une autre gorgée d'alcool. Elle considéra les reflets d'ambre qui dansaient à travers la lumière dans son verre.
- D'abord, sais-tu ce qu'on faisait aux animaux du laboratoire d'expérimentation de Los Alamos, dans les années 1940 ?
- J'ai vu votre article, à la rédaction de votre ancien journal. Ces milliers de cercueils de plomb, déterrés par les militaires.
- On les forçait à respirer de l'air contaminé au plutonium, au radium ou au polonium. Puis, quelques jours plus tard, on les incinérait ou on les dissolvait dans l'acide, et on mesurait alors le taux de radionucléides restant dans les cendres ou les os. On voulait comprendre le pouvoir de l'atome, et comment les organismes les métabolisaient.
Un silence. Elle leva son verre devant elle.
- L'atome... Il y en a plus dans ce verre rempli d'alcool que de verres d'eau potentiellement présents dans tous les océans du monde, te rends-tu seulement compte ? L'énergie qu'était capable de dégager un seul de ces minuscules objets fascinait. Comment la radioactivité s'intégrait-elle dans les organismes vivants ? Pourquoi détruisait-elle ? Était-elle capable, dans certains cas, de guérir ou de donner des propriétés particulières aux cellules vivantes ? Mais les atomes sont délibérément obscurs. Ils font partie de ces forces de l'univers avec lesquelles il ne faut pas jouer.
Après quelques secondes d'observation qui mirent Lucie mal à l'aise, Eileen Mitgang se leva et décrocha une photo de son patchwork. Elle la fixa avec un air nostalgique.
- À Los Alamos, dès la naissance du projet Manhattan, sont apparues trois grandes sections axées sur la santé : la section médicale, responsable de la santé des travailleurs, la section de physique de la santé, qui suivait les laboratoires et développait de nouveaux instruments de mesure des rayonnements, et la troisième section, nulle part mentionnée à l'époque. C'est celle-là qui nous intéresse.
- Quelle était-elle ?
- La section de recherche biologique.
La biologie... Lucie se frotta mécaniquement les épaules, ce mot lui fichait la chair de poule, lui rappelait les ténèbres qu'elle avait affrontées lors d'une enquête précédente, au fin fond de la jungle. Seul un petit feu à pétrole chauffait la caravane. Eileen lui tendit le cliché. Sur le papier glacé, un homme de peau noire, la cinquantaine d'années, était soutenu par des béquilles. Il était amputé de la jambe droite et fixait l'objectif en souriant.
- S'il sourit, c'est parce qu'il ignore le mal qui se propage dans son organisme. La radioactivité n'a ni goût ni odeur, elle est complètement invisible.
Elle serra les dents.
- Tout ce que je vais te raconter là est la pure vérité, aussi monstrueux que cela puisse paraître. Tu es prête à entendre ?
- J'ai fait le déplacement depuis la France pour ça.
Eileen Mitgang la sonda quelques secondes. Ses yeux noirs étaient légèrement vitreux, marquant sans doute un début de cataracte.
- Alors, écoute bien. Le 5 septembre 1945, trois jours seulement après la reddition officielle du Japon, l'armée américaine et des scientifiques travaillant dans un centre de recherche secret à Los Alamos planifient le programme le plus complet d'injections de radio-isotopes dans des organismes humains. Cette nouvelle série d'injections devait être un « effort de collaboration, dans le but de maîtriser au mieux le pouvoir nucléaire ».