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Elle serra son verre, le regard dans le vide, et s'enfonça dans un rocking-chair. Lucie était de plus en plus nerveuse.

- À voir le fils, j'avais l'impression de revoir le père, fit Mitgang. Cette folie commune, dans les actes et les yeux. Cette intelligence dangereuse, cette maladie de la science poussée à l'extrême. Je me suis alors intéressée de très près à lui. Je voulais aller au bout. C'était devenu une quête personnelle, une obsession qui m'a coûté mon job. Et bien plus.

Elle but.

- Je pourrais te parler de lui longtemps, mais je vais aller droit au fait. En 1975, du haut de ses vingt-neuf ans, Léo Scheffer finança le développement d'un centre pour jeunes handicapés mentaux, à quelques kilomètres de l'hôpital où il travaillait. Léo, le riche héritier et généreux bienfaiteur de l'humanité, venait de créer le centre « les Lumières ». Un endroit d'aide au placement, où chaque pensionnaire pouvait rester deux années maximum, le temps qu'on lui trouve un véritable foyer.

Elle parlait à présent avec dégoût et se noya dans son verre. Lucie lorgna par le trou dans la fenêtre, anxieuse. Le soleil du midi arrosait les rochers d'une lumière puissante, presque aveuglante. Ce désert de roches ressemblait au ventre du monde.

- J'ai découvert que, à cette époque, en plus de ses activités de chercheur et de médecin, Scheffer multipliait les allers et retours entre le MIT, au Massachusetts, et le laboratoire national d'Oak Ridge dans le Tennessee, où il avait ses entrées. J'ai réussi à interroger les intermédiaires de l'époque. Léo Scheffer allait là-bas pour se procurer du fer radioactif produit par le cyclotron du MIT, et aussi du calcium radioactif, par le programme radio-isotopes du labo d'Oak Ridge. Selon eux, il réclamait ces substances afin de mener ses études en laboratoire. Mensonge. Il allait utiliser ces matières hautement radioactives au centre des Lumières.

Elle haussa les épaules.

- Le centre des Lumières était intégralement géré par une société, mais, curieusement, c'était Scheffer en personne qui se chargeait de l'approvisionnement et du stockage de la nourriture. Il commandait en masse de l'avoine et du lait, notamment, que prenaient les pensionnaires au petit déjeuner.

Lucie tiqua. De l'avoine. Le message dans "Le Figaro" prenait toute son ampleur. Eileen continuait à parler :

- Pourquoi un chercheur de cette envergure se chargeait-il de l'approvisionnement et du stockage de la nourriture de son centre pour handicapés ? Vingt-cinq ans plus tard, j'ai pu parler aux employés des Lumières, mais ils n'ont pas grand-chose à reprocher à Scheffer. Un type droit, brillant et généreux. Là où le bât blesse, c'est quand on essaie de rencontrer certains de ses pensionnaires handicapés. Je n'en ai pas trouvé un seul vivant.

Lucie avala sa salive difficilement. Elle posa la question, mais elle avait déjà la réponse :

- Que leur est-il arrivé ?

- Morts de maladies : cancers, leucémies, malformations, dysfonctionnements organiques. Aucun doute que Léo Scheffer a poursuivi secrètement les expériences de son père sur ces malheureux. Il mélangeait les substances radioactives à l'avoine et au lait, chaque matin.

- Mais... dans quel but ?

- Comprendre pourquoi la radioactivité dégrade les cellules ? Voir d'où vient le cancer ? Éradiquer la maladie par les rayonnements ? Trouver la « balle magique », comme son père voulait le faire ? Je ne sais pas. Dieu seul sait ce que Scheffer, le père, a transmis à son fils. Et Dieu seul sait quelles autres expériences horribles ces deux hommes ont pu mener clandestinement. Outre ce centre pour handicapés, Léo Scheffer était aussi en contact avec des prisons, des hôpitaux psychiatriques. Des endroits qui pouvaient très bien se prêter à ce genre d'expérimentations, à coups de financements obscurs.

Elle claqua son verre contre la table. Ses paupières battaient au ralenti.

- Votre journaliste, vous me dites qu'elle a disparu. Ça s'est passé en France ?

- Nous le supposons. Mais ce n'est pas certain.

- Léo Scheffer est lui aussi parti pour la France. Il aurait été débauché, d'après les témoignages que j'ai récupérés à son ancien hôpital. Il parlait d'un nouveau poste, de nouvelles recherches. Mais personne n'a pu réellement m'expliquer, car j'ai l'impression que nul ne savait vraiment ce qu'il était devenu. En tout cas, il fallait que l'enjeu soit suffisamment fort, car Scheffer avait une place en or. J'aurais probablement continué mes investigations jusqu'à votre pays si... (un soupir). Bref, il y a eu l'accident. Et aujourd'hui, je suis terrée ici, avec toute cette crasse au fond de mon ventre et mes hanches foutues.

Lucie se rendit compte à quel point ses mains étaient crispées, elle songeait aux photos des enfants étalés sur les tables d'opération. Léo Scheffer, la soixantaine à présent, spécialiste de la radioactivité, auteur probable d'expérimentations monstrueuses sur des humains, résidait et travaillait peut-être encore en France.

- Quand a-t-il quitté les États-Unis pour la France ?

- En 1987.

Lucie sentit immédiatement des pièces s'assembler dans son crâne, ses yeux se troublèrent. 1987... Un an après l'arrivée du manuscrit sur le territoire français et l'assassinat des moines. Nul doute que Dassonville, en possession du manuscrit, avait contacté le scientifique et l'avait convaincu de venir en France. Les deux hommes avaient probablement collaboré. La flic songea à la photo en noir et blanc des trois grands scientifiques, à leurs découvertes probables dans les années 1920. Les années où Scheffer, le père, participait à l'élaboration du cyclotron, et où tous les scientifiques se côtoyaient lors de congrès. Presque un siècle plus tard, Dassonville était venu chercher Scheffer, le fils, ici, sur le territoire américain, pour ses compétences sur l'atome, ses expériences publiques bizarres, et parce que, tout simplement, il était le fils de son obscur patriarche.

Sans doute recruté pour étudier le manuscrit maudit.

Et le comprendre.

Lucie se redressa, elle pensait à Valérie Duprès. Armée de l'identité du chercheur, la journaliste était repartie directement pour la France, interrompant la suite de son périple à travers le monde. Elle avait poursuivi le travail d'Eileen, elle avait dû retrouver Léo Scheffer et s'était, de toute évidence, mise en grand danger.

Au moment où Lucie sortit de ses pensées et redressa les yeux, Eileen était debout, le fusil dans la main, légèrement titubante. Elle se dirigea vers la petite fenêtre et glissa un œil à travers.

Elle roula vivement sur le côté, comme si elle avait vu le diable en personne.

46

Sharko pénétra en trombe dans le bureau de Julien Basquez, là où il avait passé la moitié de la nuit à raconter son histoire sur l'Ange rouge. Le lieutenant qui portait les cafés n'avait rien pu faire pour l'empêcher d'entrer.

Face au capitaine Basquez, un jeune était vautré sur une chaise et menotté. Un blanc-bec mal rasé, vêtu d'un jean taille basse et d'une veste de survêtement blanc et vert, d'une propreté impeccable. Le commissaire l'empoigna sans prévenir et le décolla du sol.

- Qu'est-ce que t'as à voir avec Gloria Nowick ? Qu'est-ce que tu me veux ?

Le jeune se débattit en gueulant des insultes, la chaise vola par terre. Basquez s'interposa et poussa Sharko à l'extérieur, le tirant par le bras.

- Faut que tu te calmes, OK ?

Le commissaire réajusta le revers de sa veste, les yeux furieux.

- Explique !

- Tu devrais te faire discret, au lieu de débarquer comme ça dans mon enquête. T'as déjà fait suffisamment de conneries.

Surpris par les cris, des collègues étaient sortis dans le couloir. Basquez leur signala que tout allait bien et s'adressa à Sharko :