- Allez viens, on va se boire un café.
Les deux hommes se rendirent près de la machine. Par la petite lucarne, la nuit était tombée, alors qu'il était à peine 16 h 30. Quelques flocons se promenaient encore, çà et là, soufflés par le vent. Sharko versa de la monnaie dans la coupelle et plaça deux tasses propres sous la machine. Ses doigts tremblaient un peu.
- Je t'écoute.
Basquez s'appuya au mur, un pied contre la paroi.
- On a interpellé le jeune grâce à un coup de fil, suite à l'enquête de voisinage au quartier de la Muette, là où vivait Gloria Nowick. On ignore qui a téléphoné mais, selon l'informateur, le môme avait rôdé à plusieurs reprises dans le hall et y passait ses journées, comme s'il surveillait quelque chose. On est retourné sur place, on a interrogé de nouveau les voisins et fini par obtenir l'identité du môme : il s'appelle Johan Shafran, dix-sept ans. Pas de casier.
Sharko tendit une tasse pleine à son collègue et porta la sienne à ses lèvres.
- Qu'est-ce qu'il vient faire dans notre histoire ?
- Le tueur s'en est servi comme d'une sentinelle. Shafran était là pour l'avertir par téléphone dès que tu entrerais dans l'immeuble.
Basquez sortit une photo de sa poche.
- Il avait ton portrait sur lui, fourni par le tueur.
Sharko récupéra la photo. Elle était récente et avait été prise alors qu'il montait dans sa voiture. À cause du plan trop rapproché, il était incapable de deviner l'endroit. Un parking, c'était certain. Peut-être celui d'une grande surface. Le tueur avait été à quelques mètres de lui, l'avait pris en photo, et il n'avait rien vu.
- Shafran connaît donc l'assassin ?
- Il n'a jamais vraiment vu son visage. Il parle d'un Blanc de taille moyenne, qui portait un bonnet, une écharpe, une grosse doudoune, et des lunettes de soleil. À vue de nez, comme ça, il lui donne une trentaine d'années. Peut-être trente-cinq ans, maximum. On va essayer de lui rafraîchir la mémoire.
- Aucune chance d'avoir un portrait-robot, donc.
- On va voir, mais je n'y crois pas.
- Parle-moi de leur rencontre.
- L'assassin de Nowick s'est mis en contact avec lui samedi dernier, le 17. Il l'a abordé et lui a demandé de lui rendre un service, contre une belle somme d'argent. Il lui remettrait cinq cents euros en main propre si le jeune acceptait de surveiller ton arrivée sur plusieurs jours. Il lui a dit que tu te pointerais certainement dans l'immeuble lundi ou mardi. Le jeune avait pour mission de l'appeler dès qu'il te verrait. S'il le faisait, l'homme lui avait promis cinq cents euros supplémentaires. Somme dont Shafran n'a évidemment jamais vu la couleur.
- Et le numéro de téléphone ?
- Il nous mène à une puce dépackée. Aucun moyen de rattacher une identité au numéro. Quant au signal d'émission, il n'existe plus. Probable que notre homme se soit débarrassé de son téléphone.
Sharko vida sa tasse d'une gorgée et se brûla la langue. Le tueur avait tout calculé et parfaitement orchestré.
- Bordel !
Il écrasa la tasse dans le lavabo et s'appuya aussi contre le mur, face à Basquez, les mains dans les cheveux.
- Ça confirme que le tueur vit dans un secteur proche de l'endroit où j'ai découvert Gloria. J'ai mis une demi-heure pour faire le trajet de l'appartement au poste d'aiguillage. Entre-temps, notre tueur a reçu l'appel du jeune, est allé empoisonner Gloria à l'aide de médicaments, et a fui. Il savait qu'il aurait le temps de tout faire sans être inquiété.
Sharko emmena Basquez dans son bureau. Robillard était assis à sa place, les yeux rivés sur son écran d'ordinateur. Le commissaire observa la grande carte de la capitale accrochée au mur. Il écrasa son index à l'endroit où avait été découverte Gloria.
- Il fallait marcher pour atteindre le lieu où Gloria était séquestrée, environ cinq minutes, aller et retour. S'il est venu en voiture, on peut imaginer qu'il se trouvait à dix minutes de là, maximum, au moment de l'appel. Ça limite les recherches aux arrondissements limitrophes du 19e.
- On le savait déjà, plus ou moins. Un gars du coin.
- Qu'est-ce que le môme a déballé d'autre ?
- Le tueur est venu à pied à sa rencontre. Mais, après avoir reçu le fric, Shafran l'a suivi discrètement. L'homme était garé à une centaine de mètres plus loin, le long d'une petite rue perpendiculaire. Shafran a réussi à voir sa voiture. Une petite Clio blanche, genre plutôt ancien, mais sans plaque d'immatriculation.
- C'est pas vrai...
- Le comble de la prudence, non ? On a bien affaire à un ultra-méticuleux, qui ne laisse rien au hasard. Il a peut-être revissé ses plaques plus loin, une fois assuré d'être seul. Cependant, il y a un dernier truc qui pourrait nous aider : Shafran a remarqué que la voiture portait une attache-caravane, tu sais, ces boules auxquelles on met normalement une balle de tennis ?
- Je vois, oui.
- Le truc, c'est que j'imagine mal une Clio tracter une caravane. Je pense plutôt à une moto, avec un porte-moto. Il s'est peut-être déplacé en deux-roues pour aller empoisonner Nowick, plutôt qu'en voiture, ça évite les bouchons et ça lui aurait garanti d'arriver avant toi, indépendamment de la circulation. On va essayer de creuser par là.
- Faut que tu cuisines encore ce petit con. Presse-le jusqu'à ce qu'il n'ait plus de jus.
Basquez tapa sur l'épaule de Sharko et disparut. Le commissaire resta là, figé. Il ne quittait pas la carte des yeux. Ses poings étaient serrés.
- Ça va ? fit Robillard, qui constatait son malaise.
Sharko haussa les épaules et retourna à sa place. Voûté au-dessus de sa table, il n'arrêtait pas de penser à Gloria. Il recommença à faire défiler ses photos, d'un geste las, sans vie. Clac, clac, clac... Le profil de l'assassin s'affinait un peu, les dires de Basquez ne faisaient que confirmer l'image mentale que Sharko s'en faisait. Mais, curieusement, il n'imaginait pas l'assassin en motard. Conduire ce genre d'engin était dangereux, comportait une part d'imprévisible, ce qui ne lui paraissait pas coller avec le profil établi.
Pas une caravane, pas une moto. Alors quoi ?
Sharko réfléchit longtemps.
Plus tard, il eut une grosse montée d'adrénaline. Il fouilla dans les photos et resta figé face à celle montrant la cabane branlante où il avait trouvé le sperme. Un autre cliché, juste en dessous, donnait un plan large de l'endroit.
La cabane, l'île, le marais et la barque.
La barque...
47
- Vous poussez la porte, je tire.
Plaquée contre la tôle de sa caravane, Lucie acquiesça. Eileen Mitgang était en position d'ouvrir le feu, face à la porte, et pas vraiment stable sur ses deux jambes.
Lucie tourna la poignée et poussa. Mais la porte ne bougea presque pas. Elle réessaya, sans davantage de succès.
- Il nous a enfermées à l'intérieur.
La tension monta d'un cran. Piégées dans ce petit cube de tôle, elles se turent, immobiles. Lucie doutait que Dassonville possède une arme à feu, mais il fallait rester sur ses gardes : il était bien plus facile de dégoter un pistolet aux États-Unis qu'en France.
Des pas crissaient à l'extérieur : le prédateur tournait autour de la caravane.
Dans les secondes qui suivirent, une odeur alerta les deux femmes : un mélange d'essence et de brûlé. Le temps qu'elles comprennent, les premières flammes apparaissaient déjà par la grande baie arrière.
Le feu avait monté d'un coup, dressant un rideau écarlate mêlé à de grosses fumées noires.
- L'enfoiré ! fit Eileen. Y avait de l'essence, dehors !
Elle se précipita en titubant vers l'unique petite fenêtre latérale. Lorsqu'elle la poussa pour ouvrir, une manivelle en métal s'écrasa en plein sur le Plexiglas, manquant de lui arracher la main. L'ancienne journaliste se courba par réflexe, se redressa et tira droit devant elle. La cartouche rouge vola dans les airs, une constellation de petits trous apparut à travers la tôle. Lucie avait les mains collées aux oreilles : vu l'espace confiné, la détonation avait failli lui exploser les tympans.