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C'était pour elle qu'il irait au bout de son enquête. C'était pour elle que, malgré tout, il continuait son fichu métier. Elle, ses semblables, tous les enfants. Pour qu'ils puissent grandir et vivre sans la crainte de se retrouver enfermés au fond d'une cave par des pourris de la trempe de Dassonville.

Une demi-heure plus tard, aux alentours de 18 h 30, il descendit à l'arrêt Boulogne-Pont de Saint-Cloud et marcha jusqu'au quai Alphonse-le-Gallo. La grande tour de TF1 dominait la rive droite, les eaux de la Seine étaient sombres, couleur de vieux tabac. Les mains dans les poches, le commissaire de police franchit un parking et pénétra dans l'Espace Mazura, un vaste bâtiment à la façade agréable, qui était, ni plus ni moins, la grande surface du bateau. On y vendait de petites embarcations, des porte-bateaux, des vêtements de mer, des skis nautiques, on pouvait aussi s'inscrire pour passer le permis bateau ou faire réparer son moteur.

Il se dirigea vers le rayon où étaient exposées des barques de toutes les formes, de toutes les couleurs, à fond plat ou incurvé, en polyéthylène, aluminium, pneumatiques... Un vendeur arriva derrière lui.

- Je peux vous aider ?

Sharko lui tendit une des photos de la barque qu'il recherchait.

- Je voudrais savoir si vous avez ce modèle.

L'homme considéra le cliché et acquiesça.

- L'Explorer 280 en bois. Nous l'avons à disposition. Suivez-moi.

Était-il possible que Sharko ait tapé juste ? Qu'il ait enfin un coup d'avance sur son adversaire ? Ils bifurquèrent dans un rayon parallèle. La fameuse barque était exposée, placée à hauteur de hanche. Sharko n'avait aucun doute : il s'agissait exactement de la même barque, des mêmes rames.

Le flic sortit sa carte tricolore mal en point.

- Police criminelle de Paris. Dans le cadre de mon enquête, j'ai besoin de savoir si une personne a acheté cette barque récemment.

Le vendeur marqua une hésitation, avant de hocher la tête. Il se dirigea vers un ordinateur à proximité.

- Nous n'en vendons que rarement, surtout en cette saison. Attendez deux secondes, je vérifie.

Après quelques clics, il pointa son doigt sur l'écran.

- Oui. Explorer 280, le 29 novembre dernier. Apparemment, le client nous en a acheté deux d'un coup. D'après le ticket de caisse, je vois qu'il s'est aussi procuré une combinaison de plongée spécial hiver, une épuisette et une lampe étanche.

- Vous avez son identité ?

- Non. L'ordinateur indique que le règlement a été effectué en liquide. Ce n'est pas moi qui me suis occupé de lui mais, selon mes souvenirs, sa voiture était sur le parking, avec le porte-bateaux. J'ai aidé mon collègue à attacher les deux barques. Ensuite, le client nous a serré la main et est parti.

- Dites-moi tout ce que vous vous rappelez.

- Physiquement, je ne pourrai pas vous raconter grand-chose. Il était bien couvert. Bonnet, écharpe, lunettes de soleil qu'il n'a même pas retirées dans le magasin. Il devait avoir une bonne trentaine d'années et mesurait à peu près ma taille. Un peu plus, peut-être.

La description concordait avec celle faite par le jeune Johan Shafran.

- Des traits caractéristiques ? Cicatrices, tatouages ?

- Non.

- Une idée de sa plaque d'immatriculation ?

- Non, désolé. D'ailleurs, son porte-bateaux ne possédait pas de plaque, mon collègue le lui a fait remarquer. Quant à sa voiture, c'était un petit modèle, genre 206 ou Clio.

Sharko rageait. C'était trop maigre. Il fixa la barque d'exposition. Un beau modèle, encombrant. Impossible, évidemment, à stocker dans un appartement. L'assassin de Gloria avait forcément remisé ses deux embarcations quelque part. Peut-être un double garage, ou un espace plus grand encore. Le flic songea à la combinaison de plongée, à la lampe étanche. Qu'est-ce que cet enfoiré préparait avec un tel matériel ?

- Une idée de ce qu'il voulait faire avec ses barques ?

- Je vais chercher le collègue qui s'est occupé de la vente, ce sera plus simple. Je reviens.

Il disparut au bout de l'allée. Le commissaire allait et venait, une main au menton. Il imaginait parfaitement la jouissance du pervers qui s'amusait avec lui. Son plan était puissant, élaboré, c'était une véritable montre suisse, au mécanisme infaillible. Quel en serait le point d'orgue ? Sa mort ? Ou alors... Sharko songea à Lucie : l'Ange rouge avait enlevé Suzanne pendant six interminables mois.

Si ce salopard suivait le chemin du tueur en série, alors...

Il étouffait, éprouvant le besoin de parler à sa petite amie là, tout de suite. Entendre sa voix, juste entendre sa voix. Il composa le numéro en catastrophe et tomba de nouveau sur le répondeur. Il raccrocha sans laisser de message.

Le vendeur revint, accompagné de son collègue.

- Ce client était bizarre, fit le nouveau vendeur en tendant une main au commissaire.

- Pourquoi bizarre ?

- Il semblait assez fou d'insectes. Quand il est arrivé ici, il ne parlait presque pas, il voulait prendre son matériel le plus vite possible et s'en aller. Mais, à un moment, j'ai eu l'impression qu'il s'était mis à délirer. Ça n'a pas duré longtemps, mais c'était curieux.

Ses yeux s'évadèrent. Sharko l'incita à continuer, il tenait peut-être quelque chose.

- Il parlait d'attraper des libellules. Oui, c'est ça, se cacher dans une barque et attraper des libellules, parce qu'elles s'attrapent plus facilement au milieu des étangs, selon lui. C'était peut-être la réalité du chasseur de libellules mais moi, j'ai commencé à me dire que ce monsieur avait un sacré problème.

Sharko réfléchissait aussi vite que possible. Les insectes... Il avait déjà eu affaire à un tueur, par le passé, qui utilisait des insectes pour ses crimes. Là aussi, l'assassin était mort de sa main.

Était-il possible qu'il y ait une relation avec ce vieux dossier ?

Il ne poussa pas davantage et le vendeur poursuivit :

- Il a continué à s'enfoncer dans son délire quand il m'a dit qu'il chassait également le papillon de nuit, là aussi, au beau milieu des étangs. Avec une sacrée technique.

Il eut un sourire moqueur.

- Apparemment, il pose sa lampe sur la barque, va dans l'eau, protégé du froid par la combinaison de plongée, et attend avec l'épuisette. Vous imaginez la scène ? Bref, il n'était pas clair-clair.

Le papillon de nuit. Sharko sentit son cœur s'accélérer. Était-il possible que...

- Est-ce qu'il vous a parlé de sphinx à tête de mort ?

Le vendeur acquiesça.

- Oui, c'est ça. Il voulait capturer des sphinx à tête de mort. Comment vous savez ?

Sharko blêmit.

Le sphinx à tête de mort : un morbide messager que le commissaire avait déjà croisé dans une éprouvante enquête, six ans auparavant. L'une des pires affaires de sa vie.

Déboussolé, il frissonna à l'idée de cet insecte à l'abdomen si particulier, porteur du visage de la mort. Si ses déductions étaient justes, il connaissait désormais sa prochaine destination.

Là où il y avait bien longtemps, le tueur aux insectes avait élevé et utilisé ses sphinx pour une bien sombre mission.

Les ténèbres.

49

De Boulogne-Billancourt, Sharko était retourné à Paris pour récupérer sa voiture et avait pris la direction du sud, vers l'Essonne. Et plus précisément, Vigneux-sur-Seine, en bordure de la forêt de Sénart.

Peu importaient les conditions météo et le temps qu'il mettrait pour arriver à destination. Il fallait y aller. Ce soir.

Le cauchemar se poursuivait, s'amplifiait, même. Coincé dans les bouchons, le commissaire retraçait mentalement cette vieille enquête de 2005, où il avait eu affaire à un criminel particulièrement sadique. L'individu en question, auteur de plusieurs meurtres, avait utilisé des papillons sphinx à tête de mort pour orienter Sharko et son équipe vers un piège où une jeune femme avait trouvé la mort de façon abominable.