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Il songeait déjà aux conséquences de ses actes. Au 36, si on découvrait qu'il avait de nouveau agi seul, on ne lui pardonnerait pas ce coup-ci.

Mais c'était l'unique moyen d'affronter son adversaire.

Comme voilà des années, Sharko savait qu'il n'y aurait probablement qu'un seul survivant.

50

- Rien, dans le décor, n'avait changé.

Le grillage branlant qui entourait la clairière d'eau était toujours là, en contrebas, avec les mêmes panneaux « Danger, zone non autorisée ». En arrière-plan, éclairées par la lune, de grosses masses sombres, immobiles, s'étaient laissé lentement recouvrir par la neige. Les coques gémissaient, la tôle craquait, donnant l'illusion qu'il y avait de la matière vivante dans ce cimetière de péniches.

Sharko dévala la pente glissante et avança prudemment le long du grillage, en partant vers la droite. Les carcasses fracturées le dominaient. Le paysage était incroyable, digne d'un film d'horreur, avec cette forêt tout autour, les navires entre la vie et la mort, la neige, partout. Il y eut un gros trou dans le grillage, par lequel Sharko se faufila. Il longea le bord de l'eau, le pistolet dans la main, éclairant les coques les unes après les autres.

Soudain, il éteignit sa torche et retint son souffle.

À une centaine de mètres, une barque fendait la surface liquide, jaillissant silencieusement d'entre deux péniches.

Une silhouette noire qui ramait s'immobilisa soudain.

Sharko ne bougea plus.

L'œil blanc d'une lampe s'ouvrit alors et vint explorer la berge, juste à ses côtés.

Le flic se courba et se mit à courir en silence droit devant lui, tandis que le faisceau lui collait presque au train. Sa fatigue de ces derniers jours s'estompa pour laisser place à de l'adrénaline pure.

La lumière s'éteignit soudain.

L'ombre se remit à ramer, faisant ondoyer les reflets de la lune sur l'eau.

Elle se dirigeait vers le bord opposé.

Plus loin, Sharko tomba sur le chenal, l'endroit par où arrivaient les péniches à l'agonie. Le bras d'eau ne faisait qu'une dizaine de mètres, mais était impossible à traverser à sec.

Merde !

La barque était toujours là-bas mais s'éloignait rapidement, pour disparaître entre deux poupes figées. Était-il possible que le tueur l'ait repéré ? La luminosité était faible et probablement insuffisante pour distinguer une silhouette parmi les herbes.

Le commissaire rageait. Il fallait agir au plus vite. Il fit demi-tour, forcé de contourner par la gauche. La surface était immense, le tour de l'étang devait bien faire un kilomètre, sa largeur une centaine de mètres, et la silhouette se dirigeait vers l'exact opposé. Mais le flic n'abdiqua pas. Il fonça à travers la neige, les doigts bien tendus, les bras allant et venant à bon rythme. Les cristaux crissaient fort sous ses pas, chaque son paraissait amplifié. Un kilomètre, c'était long, trop long, Sharko peinait vraiment, avec ce sol piégeur, ces pierres dissimulées contre lesquelles ses pieds butaient parfois. Lorsqu'il revit enfin la barque, environ dix minutes plus tard, celle-ci était accotée à la berge.

Et elle était vide.

Il se précipita jusqu'à l'embarcation, à bout de souffle, l'arme bien en main. La forêt était juste là, à une dizaine de mètres.

Il resta stupéfait et dut allumer sa lampe pour être sûr qu'il ne se trompait pas.

Ahuri, il longea le bord à droite, à gauche, les yeux au sol : il n'y avait aucune trace de pas dans la neige. Le néant.

Comme si l'individu s'était volatilisé.

Impossible.

Sharko réfléchit, il n'y avait qu'une solution. Il se retourna vers l'étendue liquide.

Et il comprit.

Là-bas, de l'autre côté, à l'endroit précis d'où il venait, une toute petite silhouette sortait de l'eau.

La combinaison de plongée, songea le flic. Il serra deux poings rageurs et eut envie de gueuler tout son soûl.

L'individu alluma une puissante lampe, qu'il braqua dans sa direction. Par réflexe, Sharko s'accroupit derrière la barque, l'arme dans le prolongement de son bras tendu. Inutile d'essayer de tirer à cette distance, c'était bien trop loin.

Le faisceau lumineux s'éteignait et s'allumait. Parfois longtemps, parfois rapidement.

Du morse.

Sharko avait appris cet alphabet il y a longtemps, à l'armée. Comment le tueur pouvait-il savoir, bon Dieu ? Il essaya de stimuler sa mémoire. A égale court, long. B égale long et trois fois court...

En face, le signal se répétait. Sharko se concentra, dans le froid et la neige.

B.I.E.N J.O.U.E L.A F.I.N D.E L.A P.A.R.T.I.E A.P.P.R.O.C.H.E

Il ôta son gant et, d'une main tremblante, se mit à envoyer des signaux à son tour, à l'aide de sa propre lampe.

J.E T.E T.U.E.R.A.I

En face, la torche resta allumée dans sa direction sans bouger.

Puis, d'un coup, extinction complète des feux.

Sharko plissa les yeux : la silhouette avait disparu.

Le flic savait qu'il était inutile de se lancer à ses trousses. Dix minutes dans la vue, c'était bien trop. Il se redressa, complètement désarçonné. Quel taré pouvait se balader avec une combinaison de plongée sur lui ? Un moyen de ne laisser aucune trace, aucune empreinte ? Ou une manière de fuir facilement en cas de danger ?

Furieux, le commissaire de police s'installa dans la barque et se mit à ramer sur cette eau vert et noir. Il navigua entre les colosses d'acier, aux proues craquantes, aux ventres mordus par la rouille. La Dérivante... Vent du Sud... Elles étaient toutes là, au rendez-vous, comme il y a six ans.

La Courtisane apparut enfin, un impressionnant trente-huit mètres de commerce, à la cale semblable au dos d'une baleine. Son nom à demi bouffé par le temps était écrit en gros sur la coque. Sharko manœuvra délicatement et atteignit la petite échelle. Il amarra la barque à l'un des barreaux, se hissa sur le pont arrière, chevaucha les cordages et les morceaux de verre brisés de la timonerie. C'était irréel d'être ici. Il lorgna de nouveau la forêt, haletant : les frondaisons noires, les grands arbres immobiles qui l'encerclaient. Le tueur de Gloria était peut-être encore là, tapi dans les ténèbres, à l'observer.

Les marches qui menaient vers le compartiment inférieur l'attendaient. Ça sentait le fer humide et le bois gorgé d'eau. Sharko éprouva les plus grandes difficultés à descendre. Une jeune victime lacérée de part en part hurlait encore dans sa tête. À l'époque, elle l'attendait, là, juste derrière la porte en métal, au beau milieu de l'été. Les températures avaient été caniculaires : 37, 38°C. Aujourd'hui, on ne dépassait pas 0°C.

L'assassin avait bouché ses plaies avec de la propolis d'abeilles... La propolis s'était mise à fondre dès que j'avais ouvert la porte. Et la fille s'était vidée de son sang.

Avec appréhension, il posa sa main gantée sur la poignée, le flingue braqué.

Il tourna lentement et pénétra avec la plus grande prudence, orientant sa lampe torche dans toutes les directions.

Ses yeux s'écarquillèrent.

Les parois de tôle étaient tapissées de photos. Des centaines de photos de lui, enchevêtrées, superposées, prises n'importe où. Lui, au bord du balcon de son appartement ou devant la tombe de Suzanne. Des gros plans, des prises de vue plus lointaines, à n'importe quel moment de la journée, dans n'importe quelle situation. Et des photos plus anciennes. La plus douloureuse fut celle où il posait avec Suzanne et leur petite Éloïse, au bord de la mer. Une photo qu'il conservait précieusement dans l'un de ses albums, à l'appartement. Comme celle, juste à côté, où il était vêtu d'un treillis militaire et n'avait pas vingt ans.