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Au fil de sa progression, Sharko remarqua l'omniprésence du temps : il y avait des horloges, des carillons partout. Les aiguilles couraient sur les segments, les balanciers allaient et venaient, les petits bruits résonnaient dans toutes les pièces. Un sablier géant reposait au milieu du hall, avec un sable de couleur rouge, accumulé en un gros tas pointu.

Les policiers s'engagèrent dans une autre cage d'escalier qui les mena au sous-sol. L'air était relativement tiède dans ce couloir étroit, aux murs peints en gris. Ils bifurquèrent dans une petite pièce faiblement éclairée, d'où se dégageaient des odeurs d'humidité et de plantes. L'épaisse porte avait été forcée par les officiers de la BAC.

Sharko plissa les yeux.

Des aquariums. Des dizaines d'aquariums.

Des lumières bleutées jouaient avec les bulles d'eau qui se dégageaient des pompes, des plantes vertes dansaient lentement au gré des courants induits. C'était calme, reposant, presque hypnotique.

Le commissaire s'approcha, les sourcils froncés. Au fond des récipients, des espèces d'animaux blanchâtres étaient accrochés aux rochers. Corps en forme de tronc, avec des sortes de branches ou de bras qui s'agitaient par le haut. Ces organismes mesuraient, au maximum, un centimètre de long.

Sharko se pencha et observa attentivement. Ces bestioles étaient présentes dans tous les aquariums. Il n'y avait aucun autre être vivant, hormis les plantes.

- Je crois qu'on sait à présent ce qui est tatoué sur les mômes et qu'on retrouve dans le manuscrit. Quelqu'un a une idée de ce que sont ces bestioles ?

Personne ne répondit, tandis que l'évidence sautait aux yeux de Sharko : Scheffer était bien impliqué au plus haut degré dans leur enquête. Le commissaire songeait à tous ces enfants allongés sur des tables d'opération, et marqués de l'emblème de ce curieux organisme vivant.

- Viens voir, Franck.

Bellanger avait disparu dans une petite pièce annexe, elle aussi doucement éclairée. Le commissaire le rejoignit. L'endroit était sommaire, voûté, probablement destiné à y entreposer du vin. À la place des bouteilles, Sharko y découvrit un petit congélateur circulaire perfectionné, qui ressemblait à une cuve en fonte. Dessus était inscrit, en chiffres luminescents : -61°C. L'engin était branché à un énorme boîtier, lui-même relié au réseau électrique.

Les deux hommes se regardèrent, interloqués.

- On ouvre ? fit Sharko en désignant un bouton-pressoir noir.

- Vas-y... Un congélateur normal fonctionne à quelle température, d'ordinaire ?

- -18, je crois. Du -60, c'est plutôt le genre de température qu'il fait au pôle Nord.

Le commissaire s'exécuta, pas vraiment rassuré. Il y eut un bruit de piston, et le couvercle du dessus s'ouvrit légèrement. Sharko retendit ses gants et termina d'ouvrir manuellement. Une bouffée glaciale vint lui frapper le visage. Le nez dans l'écharpe et le bonnet sur la tête, il se pencha vers l'intérieur du congélateur.

Dans le coffrage glacé, de nombreux sachets transparents, qui ressemblaient à des sacs de congélation classiques. Sharko y plongea la main et en récupéra un le plus rapidement possible. Il chassa les quelques cristaux de glace accumulés sur la surface du plastique et regarda son minuscule contenu.

- Qu'est-ce que c'est ?

- On dirait un morceau d'os.

Il s'empara d'un nouveau sachet, qui contenait un cube de chair foncée. Puis un autre, qu'il leva devant ses yeux.

- Du sang... fit-il en fixant Bellanger.

Le chef de groupe s'appuya contre le mur, soufflant entre ses mains.

- On va faire partir tout ça pour des analyses au plus vite. Faut qu'on nous explique, là. Parce que, bordel, où est-ce qu'on a encore atterri ?

III

La frontière

52

La vie reprenait doucement au 36, quai des Orfèvres.

Il était désormais 7 h 30 du matin, les lève-tôt arrivaient, les bureaux se remplissaient au compte-gouttes. Sharko enchaînait les cafés forts, il n'était même pas rentré chez lui pour se reposer. Il préférait fonctionner à l'adrénaline, ça lui évitait de ruminer et de se retourner dans son lit sans trouver le sommeil. De toute façon, comment réussir à dormir dans son appartement à présent, sachant qu'un malade de la pire espèce y avait fourré les pieds ? Il faudrait changer la serrure de la porte d'entrée, installer un système d'alarme, se protéger au mieux. Et puis, il y aurait Lucie à gérer. Ça en devenait insupportable.

Côté Scheffer, des hommes fouillaient sa grande propriété, un biologiste allait arriver et se pencher sur les animaux curieux des aquariums.

Bellanger vint cueillir Sharko au bureau.

- Je file à l'hôpital Saint-Louis, dans le 10e. C'est là-bas que bosse Scheffer, en tant que responsable du service de médecine nucléaire. C'est aussi là-bas qu'on l'a vu pour la dernière fois. Tu m'accompagnes ? J'ai du lourd à te raconter dans la voiture.

Sharko enfila mollement son blouson, l'énergie était difficile à trouver. Les deux hommes s'engouffrèrent dans une voiture de fonction et s'engagèrent sur le boulevard du Palais.

- Pour commencer, les équipes ont trouvé un coffre-fort incrusté dans le mur, dans l'une des pièces de la maison de Scheffer. Devine quelle en était la combinaison...

- 654 gauche, 323 droite, 145 gauche ?

- Exactement. La combinaison inscrite sur le Post-it planqué dans "Le Figaro" de Duprès. À l'intérieur, il restait un classeur rempli d'articles de presse sur l'hypothermie. On vient d'apprendre que Scheffer est abonné depuis des années à un service relativement onéreux, L'Argus, qui détecte pour lui tout ce qui touche au terme « hypothermie » dans la presse : progrès de la médecine, opérations chirurgicales par le froid, accidents par noyade, métabolisme des animaux... Il voulait se tenir au courant de tout ce qui se passait autour du froid. Là-dedans, il a notamment mis de côté au fil des années quatre faits divers, qui correspondaient aux morbides activités de Philippe Agonla.

- Les mêmes que ceux rassemblés par Christophe Gamblin...

- Exactement. Sur l'un de ces articles, Scheffer a noté « Animation suspendue ? Qui est l'homme qui pousse les femmes dans les lacs ? ».

Sharko réfléchit.

- Grâce à son attrait pour l'hypothermie et au travail de L'Argus, il a détecté les activités d'Agonla au début des années 2000. Et en temps réel.

- Oui, mais probablement sans jamais mettre la main sur le tueur en série. Imagine Valérie Duprès, qui fouille dans ce coffre alors que Scheffer est absent. Elle tombe sur ces articles intrigants. Pourquoi Scheffer s'y intéresse-t-il ? Elle décide alors de confier cette enquête parallèle à Christophe Gamblin. C'est ainsi que commence le travail dans les archives de "La Grande Tribune".

Sharko acquiesça.

- Ça se tient. Ensuite, Dassonville le torture, le force à lui raconter où il en est dans son enquête. Gamblin lui parle alors de Philippe Agonla. Nom qu'il tentera de noter dans la glace.

Bellanger marqua un silence.

- La femme de ménage venait s'occuper de la maison de Scheffer trois fois par semaine. Selon elle, son patron était un homme à femmes, il enchaînait les conquêtes.

- Fric et sexe font toujours bon ménage.

- C'est sûr. Accroche-toi : Valérie Duprès a été la dernière en date. L'employée affirme que notre journaliste a eu une aventure avec Scheffer pendant plus d'un mois, entre octobre et novembre dernier. Elle passait la plupart de ses nuits et de ses journées là-bas. La femme de ménage, tout comme Scheffer, la connaissait sous l'identité de... Je te le donne en mille...