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Les deux flics se regardèrent brièvement. Leur piste se concrétisait.

- Parlez-nous de cette fondation.

- Elle est à vocation humanitaire. Au départ, elle était chargée du plus important programme d'examens des enfants vivant dans les régions contaminées par la radioactivité, proches de Tchernobyl. Le professeur Scheffer a passé beaucoup de temps à Kursk, une ville russe jouxtant la frontière ukrainienne, afin de créer un centre de diagnostic et de traitement des enfants irradiés par le césium 137 encore fortement présent dans l'eau, les fruits et les légumes des territoires contaminés. Pendant cinq ans, des unités mobiles employées par la fondation sont allées sur le terrain, en Ukraine, en Russie et en Biélorussie, afin de faire des mesures et de prendre en charge les enfants les plus touchés par des traitements. Des programmes d'alimentation à base de pectine de pommes ont été développés, car la pectine diminue fortement le taux de césium radioactif dans les organismes. Plus de sept mille enfants sont passés par le centre et ont retrouvé un peu d'espoir.

Elle tourna les yeux vers une photo encadrée, près du portemanteau. Scheffer, souriant, avec une équipe de quatre personnes, dont une femme. Il avait un visage tout en os, fin comme un harpon, avec une petite barbichette grise semblable à une lame.

- C'était l'équipe russe qui œuvrait pour la fondation, fit-elle. Malheureusement, le gouvernement russe a mis des bâtons dans les roues du professeur Scheffer et l'a contraint à abandonner son projet en 2003. Dire que la catastrophe de Tchernobyl continue à faire des ravages n'est pas forcément bien vu. Toujours est-il que la FOT n'est pas morte pour autant. Un an après, elle implantait des centres de diagnostic au Niger, à proximité des villages contaminés par les mines d'uranium d'Areva. Là-bas, on construit des habitations avec des déchets radioactifs, je vous laisse imaginer les dégâts sur le long terme. Ces centres-là existent toujours.

Ses yeux brillaient quand elle parlait de Scheffer. Sur la photo, l'homme n'était pas particulièrement séduisant, mais il dégageait de la prestance.

- La FOT finance aussi, à presque cent pour cent, une association française qui s'appelle Solidarité Tchernobyl. Le but de l'association est d'aller chercher de petits Ukrainiens issus des régions contaminées, de les répartir dans des familles d'accueil françaises pendant quelques semaines, et ensuite de les ramener chez leurs parents.

Là encore, elle désigna des photos. Des gamins d'une dizaine d'années, qui posaient devant des bus, grand sourire aux lèvres.

- La plupart de ces enfants, irradiés par le césium 137 et d'autres éléments radioactifs, ont besoin de traitements. S'ils ne venaient pas en France se régénérer avec de l'air pur, de la nourriture saine ou subir des soins appropriés, ils finiraient par succomber à leurs maladies. Les familles d'accueil sont toutes au courant que recevoir un enfant de Tchernobyl n'est pas une cure de repos, parce qu'il faut se rendre plusieurs fois par semaine à l'hôpital pour des examens et des traitements. Mais ils sont néanmoins volontaires pour donner un peu de bonheur à ces mômes. Leur offrir des cadeaux, les emmener dans des parcs...

Bellanger jetait un œil aux papiers du bureau.

- Et les enfants sont suivis dans votre service de médecine nucléaire, je suppose.

- Par le professeur en personne, oui. Il aime beaucoup les enfants. C'est pour cette raison que je trouve étonnant qu'il nous ait quittés sans rien dire. Depuis vingt ans que je le connais, il n'a jamais manqué un seul de ses rendez-vous avec les gamins.

Bellanger se pencha en avant, le regard fixe.

- Vous voulez dire que des enfants de Tchernobyl sont en France, en ce moment même ?

- Environ quatre-vingts filles et garçons sont arrivés en bus il y a une semaine, directement d'Ukraine, afin de profiter des fêtes de Noël auprès des familles. Ils repartiront dans leur pays à la mi-janvier, les sacs chargés de cadeaux.

D'une main nerveuse, le capitaine de police poussa une nouvelle photo vers la spécialiste. Il laissa son téléphone portable vibrer dans sa poche.

- Nous avons retrouvé ce gamin errant, il y a une semaine justement. Est-ce que vous l'avez déjà vu ici ?

Elle considéra le cliché avec attention : l'enfant d'une dizaine d'années, couché sur son lit d'hôpital.

- Il ne me dit rien. Mais il y en a tellement qui passent chez nous que je ne puis être sûre à cent pour cent.

- Et ce tatouage ? L'avez-vous déjà vu quelque part ?

Elle secoua la tête, s'empara d'une feuille et griffonna.

- Jamais. Concernant cet enfant, allez voir Arnaud Lambroise. Il est le président de l'association qui se trouve à Ivry-sur-Seine. Ils ont des dossiers sur tous les petits pensionnaires. Il pourra sûrement vous renseigner.

Ivry-sur-Seine, la ville touchant Maisons-Alfort.

Là où le môme avait été retrouvé, avec le mot de Valérie Duprès dans sa poche.

Une fois dehors, Bellanger écouta le message sur son répondeur, tandis que Sharko soupirait longuement, dégageant un gros nuage de condensation sous ces températures glaciales. Il pensait à Tchernobyl, à ses découvertes dans la péniche, à ces êtres qui répandaient le mal, chacun à leur façon. Pourquoi ce besoin de faire souffrir, de tuer ? Qu'est-ce qui l'attendrait, lui, bientôt ? Comment tout cela allait-il se terminer ? Alors qu'il marchait, il se sentit pris dans une spirale infernale dont il ne pouvait s'extraire.

Et, dans son sillage, il emmenait irrémédiablement Lucie avec lui.

Sharko se retourna, se rendant compte qu'il avançait seul. Derrière, Bellanger s'était figé avec le téléphone à l'oreille. Son bras tomba alors le long de sa jambe, comme mort. Il fixa Sharko d'un air triste et étonné. Le commissaire fit demi-tour et revint vers lui.

- Qu'est-ce qu'il y a ?

Bellanger mit du temps à lui répondre, de toute évidence sonné.

- Tout à l'heure, je... je viendrai avec toi à l'aéroport pour récupérer Lucie.

Sharko sentit immédiatement ses battements cardiaques accélérer.

- Qu'est-ce qui se passe ?

- Dis, Lucie, elle connaissait Gloria Nowick ?

- Non, je ne lui en ai jamais parlé. Pourquoi ?

- Basquez vient de me laisser un message. Ils ont enfin fini d'analyser la centaine de traces digitales qui étaient dans l'appartement de Gloria Nowick. Sur la table de la cuisine, les meubles, la porte d'entrée. Certaines appartiennent à la victime, la plupart sont d'origine inconnue, mais il y en a des dizaines d'autres qui...

Il avala sa salive avec peine.

- ...qui appartiennent à Lucie.

53

Les membres de l'association Solidarité Tchernobyl avaient investi l'une des salles municipales, rue Gaston-Monmousseau, au cœur d'Ivry. L'endroit était agréable, avec un parc de jeux pour les enfants et une école maternelle à proximité. Une dizaine de voitures étaient garées sur le parking.

Sharko et Bellanger franchirent une petite barrière et pénétrèrent dans la grande salle qui ressemblait à un centre de commandement. De longues tables au milieu, des chaises autour, des feuilles, des plannings, des plans collés sur les murs, des téléphones qui sonnaient et des gens qui s'agitaient dans tous les sens. De grands panneaux illustrés décrivaient les activités de l'association : système de traduction et de correspondance, accueil des enfants ukrainiens, aide alimentaire, réalisation de films. Sharko aperçut un couple de personnes âgées, dans un coin, aux côtés d'un petit blondinet à qui ils souriaient tout le temps. L'enfant jouait avec un camion de pompiers, les yeux émerveillés. Le flic eut le cœur serré et préféra se concentrer sur l'homme qui s'approchait d'eux.