- Pas vraiment, non. Il n'y a pas de suivi de notre part. Généralement, il continue à y avoir une correspondance par courrier avec les familles, qui passe par notre service de traduction, mais elle s'estompe souvent, après un an ou deux.
Bellanger acquiesça.
- Merci de nous avoir reçus. Vous allez être convoqué au Quai des Orfèvres très vite, afin de déposer au sujet de Léo Scheffer. Il nous faudra également, et ce dès que possible, toutes les fiches des enfants qui sont venus par le biais de l'association.
Ils se serrèrent la main.
- Je m'en occupe après la réunion et vous les transmets. Mais que se passe-t-il précisément avec monsieur Scheffer ?
- Nous vous expliquerons en détail en temps voulu.
Ils se dirigèrent vers la porte. Sharko attendit qu'ils soient seuls pour demander à Bellanger, tout bas :
- Les fiches, c'est pour...
- Comparer les visages. Les visages de ces mômes de l'association, avec ceux étalés sur les tables d'opération. Même si nos clichés ont plusieurs années, on ne sait jamais.
54
Lucie admira le paysage durant la phase d'atterrissage.
Paris était tout blanc, la tour Eiffel scintillait comme un cristal de sel. L'avion opéra un virage, renversant les perspectives. Tout paraissait si beau d'en haut. Lucie regarda sur sa droite, une gamine avait le nez collé au hublot, les yeux émerveillés. Ses filles aussi auraient adoré voir ce spectacle-là, elles se seraient certainement chamaillées pour obtenir la meilleure place. Dire que ses petites jumelles n'avaient jamais pris l'avion, ni même le TGV. Elles n'achèteraient jamais leur maison, ne vivraient jamais leur premier amour, ne caresseraient plus les animaux et n'iraient plus se promener dans les parcs.
Elles n'étaient simplement plus là.
Lucie manipulait son portable éteint, le regard triste, et se raccrocha à ses obsessions qui la forçaient à avancer : peut-être lui avait-on laissé un message annonçant que Léo Scheffer avait été arrêté, peut-être savait-on déjà ce qui était arrivé à tous ces enfants, et peut-être avait-on réussi à en arracher quelques-uns aux griffes des monstres qui les maltraitaient.
Ces mômes n'avaient rien demandé à personne, il fallait qu'ils vivent et puissent grandir.
Alors qu'elle était plongée dans ses pensées, les pneus du train d'atterrissage heurtèrent le tarmac et la décélération fut violente. L'avion alla se ranger au bord de l'aérogare et la passerelle mobile fut arrimée contre la carlingue. Juste avant que les passagers quittent l'avion, Lucie éprouva le besoin de toucher la petite fille, qui se trouvait cette fois juste devant elle. La môme ressemblait à Clara et Juliette. Lucie glissa ses doigts dans la longue chevelure, les yeux à demi clos, et se sentit bien. La gamine se retourna brièvement, lui sourit puis disparut parmi la foule, serrée contre sa mère. Lucie ne la revit plus.
Seule, elle récupéra ses bagages, franchit la douane et se dirigea vers le hall, là où les familles se reconstruisaient, où les maris retrouvaient leur femme et les pères leurs enfants.
Elle aperçut Sharko parmi les quidams. Sa lourde carrure, ses traits un peu sévères qu'elle avait appris à aimer, et son costume, qui lui donnait de la classe et de la prestance. Aujourd'hui plus que jamais, elle sut qu'elle en était toujours amoureuse, qu'elle avait besoin de lui. Mais à mesure qu'elle avançait, elle comprit pourtant que quelque chose clochait. Franck avait le sourire crispé et, surtout, Nicolas Bellanger était là, juste à ses côtés.
Le commissaire écarta les bras et se serra contre elle, soupirant dans son cou. Lucie lui caressa le dos.
- Vous avez eu Scheffer ? demanda-t-elle dans un souffle.
Sharko s'écarta d'elle et la regarda dans les yeux.
- Allons boire un café.
Il lui prit ses bagages, tandis qu'elle faisait la bise à Bellanger. Sharko les regarda du coin de l'œil.
- Comment s'est passé ton voyage ? questionna le chef de groupe.
- Bien, se contenta-t-elle de répondre.
Ils trouvèrent un coin relativement calme au fond d'un bar, au bout de l'aérogare. Bellanger commanda trois cafés et fixa Lucie dans les yeux.
- Pour le moment, nous n'avons coincé ni Scheffer ni Dassonville. J'ai eu un appel de Robillard, pendant qu'on t'attendait. Il a réussi à savoir que Scheffer s'était envolé précipitamment pour Moscou, hier soir. Interpol est en relation avec la police moscovite et met l'attaché de sécurité intérieure (L'attaché de sécurité intérieure est un haut gradé de la police ou de la gendarmerie, employé par l'ambassade de France sur le territoire concerné - ici, la Russie. Il gère, entre autres, la coopération entre les services de police étrangers et français, dans le cadre d'enquêtes internationales) sur le coup. L'ASI s'appelle Arnaud Lachery, un ancien de chez nous, il était à la BRI (Brigade de recherche et d'intervention). Franck l'a connu par le passé.
Lucie se contenta d'acquiescer en silence. Bellanger poursuivit :
- Interpol va émettre une notice rouge, on va bosser avec les Russes. J'ai déjà lancé des demandes de papiers pour qu'on ait l'autorisation de nous rendre sur le territoire russe en cas de nécessité, histoire qu'on ne soit pas pris de court.
- Et Dassonville ?
- Là aussi, les autorités du Nouveau-Mexique et Interpol sont au travail. Ils vont s'intéresser en priorité aux aéroports.
Il fixa Sharko et se racla la gorge.
- Il y a quelque chose d'autre dont nous devons te parler, auparavant.
- Arrêtez de tourner autour du pot, et dites-moi ce qui se passe.
- Gloria Nowick, tu connais ?
Lucie les regarda, l'un après l'autre.
- Pourquoi vous me demandez ça ?
- Réponds juste à la question, fit Sharko.
Elle détestait le ton qu'il prenait, elle avait l'impression d'être suspectée de quelque chose et d'assister à son propre interrogatoire. Elle acquiesça néanmoins.
- Je l'ai rencontrée, quelques jours avant mon départ. Je suis allée chez elle.
- Pourquoi ?
Lucie hésita.
- C'est privé. Je ne peux...
Sharko tapa du poing sur la table.
- Elle est morte, Lucie ! Je l'ai retrouvée torturée et agonisante dans un vieux poste d'aiguillage ! On l'avait tabassée jusqu'à l'os et gravée d'un putain de coup d'échecs sur le front ! Alors maintenant, réponds à ma fichue question. Pourquoi ?
La flic encaissa la nouvelle, tandis que le serveur qui leur apportait les cafés les observait curieusement. Elle serra les lèvres.
- Parce que je voulais te faire un cadeau unique pour Noël. Un cadeau qui te toucherait, qui te ferait rire et pleurer. Un cadeau qui te ressemblerait.
Elle sentit l'émotion la submerger, mais essaya néanmoins de se contrôler.
- Toutes ces soirées, ces heures où je m'absentais, où je prétendais travailler sur des dossiers, c'était pour apprendre à mieux vous connaître, toi et ton passé. J'ai retrouvé tes anciens collègues, des amis que tu as perdus de vue, des connaissances... Gloria en faisait partie.
Sharko sentit une grosse flèche lui transpercer le cœur, cependant il ne dit rien. Lucie essaya de porter sa tasse de café à ses lèvres, mais sa main tremblait trop.
- Ça fait des semaines que je rassemble des témoignages. Je voulais faire le film de ta vie, Franck. De tes périodes de joie, mais aussi de tristesse. Parce que c'est ça ton existence, une montagne russe. Je devais encore discuter avec Paul Chénaix et quelques autres personnes qui te connaissent bien, qui comptent pour toi. Mais maintenant, je crois que ma surprise est ratée.
- Lucie...
Bellanger se leva et posa la main sur l'épaule de Sharko.
- Vous avez besoin de discuter un peu. Je sors fumer une clope et passer quelques coups de fil. Prenez votre temps.