Il s'éloigna. Lucie attrapa la main de Sharko et la serra dans la sienne.
- Tu as cru que j'avais quelque chose à voir avec la mort de Gloria ?
Le commissaire secoua négativement la tête.
- Jamais.
- Pourquoi on lui a fait ça ? Pourquoi on l'a assassinée ?
Le flic observa brièvement autour de lui, et se pencha en avant.
- Tout est ma faute. Le taré de l'affaire Hurault est revenu. Ce n'était pas qu'une obsession, Lucie. Ça a commencé jeudi dernier, le 15. J'avais fait des analyses de sang, histoire de... (Sharko hésita quelques secondes)... de voir si tout allait bien dans ma carcasse.
Lucie voulut parler, mais il ne lui en laissa pas la possibilité.
- L'infirmier qui m'avait fait la prise de sang a été agressé. Ce sang, il a été utilisé pour écrire un message, dans la salle des fêtes de la ville où était née Suzanne, Pleubian.
Et il lui raconta, depuis le début : le monstre né de la perversité de l'Ange rouge, qui avait démarré un jeu morbide avec lui. La découverte du sperme dans la cabane où avait été enfermée Suzanne. La piste qui menait à Gloria, son empoisonnement, puis cette pièce de cinq centimes retrouvée dans son estomac. Son aventure solitaire, avant que les équipes de Basquez soient impliquées. Ce puzzle macabre qui se précisait chaque fois un peu plus. Il parlait avec émotion, serrant fort les mains de sa compagne dans les siennes, et essayant de retranscrire toutes les grandes lignes, sans entrer dans les détails.
Lucie était abasourdie.
- Je ne sais pas comment tu réussis à encore être là, debout, et à encaisser toutes ces tortures mentales, fit-elle. Tu aurais dû m'en parler, j'aurais pu t'aider, j'aurais...
- Tu avais déjà ton lot de soucis. Je te vois encore les pieds nus dans la neige, au bord de l'étang gelé. Je ne voulais pas que ça empire.
- C'est pour ça que tu cherchais à m'éloigner en permanence de Paris. Chambéry, le Nouveau-Mexique. Pour me protéger.
Elle secoua la tête, les yeux dans le vague.
- Et dire que je n'ai rien vu, bon Dieu.
Elle se recula sur sa chaise, profondément perturbée. Elle ne réussissait pas à lui en vouloir ni à le blâmer. Elle avait plutôt envie de le serrer contre lui, de l'embrasser et de lui dire combien elle l'aimait. Mais pas ici. Pas au milieu de tous ces inconnus. Son regard s'assombrit soudain.
- Comment on va le coincer, Franck ?
On... Sharko se retourna, afin de vérifier que Bellanger ne revenait pas, puis parla à voix basse :
- J'ai franchi une étape supplémentaire par rapport à l'avancement de l'enquête de Basquez, mais n'en parle surtout pas à Bellanger, ni à personne d'autre.
Elle retenait sa respiration. Son compagnon de flic agissait encore en dehors des règles, comme il l'avait si souvent fait au long de sa carrière. Ils étaient exactement pareils, tous les deux. Des chiens fous, incontrôlables.
- Je n'en parlerai pas.
- Très bien. J'ai failli coincer l'assassin, ça s'est joué à quelques minutes. Ma dernière piste m'a orienté vers une péniche abandonnée. Dans sa cale, j'ai trouvé une centaine de photos récentes de moi, prises à la volée. Mais il y en avait aussi des plus anciennes. Moi à l'armée par exemple, ou posant avec des collègues de la Crim'. Je...
- Attends. Cette photo avec tes collègues, elle a été prise dans la cour du 36, c'est ça ? Dans les années 1980 ?
Sharko acquiesça. Lucie porta ses mains au visage, manquant de renverser sa tasse de café. Elle prit son inspiration et lâcha :
- Il y a deux mois, j'ai trouvé une pub sur le pare-brise de ma voiture. Un professionnel proposait de réaliser des films ou des albums souvenirs à des prix défiant toute concurrence, à partir de documents, de photos, de vidéos. Avec ces vieilles cassettes dans tes tiroirs, tous ces albums que tu possédais, ça m'a donné l'idée de ton cadeau. J'ai rencontré le type, il m'a convaincue de le laisser réaliser le fameux film de ta vie, à partir des éléments que je lui fournirais : tes cassettes huit millimètres, les photos de tes albums, mais aussi des témoignages audio, papier ou vidéo que j'ai pu récupérer de tes anciennes connaissances. La fameuse photo du 36 fait partie du matériel que je lui ai mis entre les mains. Il a tout, Franck. Tout sur toi et ton passé.
Le commissaire sentit ses tempes pulser. Il se redressa brusquement, sur le qui-vive.
- T'as son nom et son adresse ?
- Bien sûr. Rémi Ferney. On avait toujours rendez-vous dans un café du 20e arrondissement. Je crois que c'est dans ce coin-là qu'il habite.
Au bord de la crise de nerfs, Sharko jeta un billet sur la table. Le 20e, ça pouvait coïncider avec ses différentes hypothèses concernant l'endroit où vivait le tueur.
- On dégage. Tu ne dis surtout rien à Bellanger.
Lucie se redressa à son tour, les sourcils froncés.
- Qu'est-ce que tu veux faire ? Y aller seul ?
Le commissaire ne répondit pas. Lucie l'attrapa par la manche et l'emmena à l'écart.
- Tu veux le tuer, c'est ça ? Et après ? As-tu pensé une seule seconde aux conséquences de ton acte ? À ce que je deviendrais sans toi ?
Le commissaire détourna la tête. Son corps n'était plus qu'un gros nœud douloureux. Les voix, les grondements lointains des réacteurs, les annonces au micro : tout bourdonnait.
- Regarde-moi, Franck. Et dis-moi que t'es prêt à tout foutre en l'air pour une histoire de vengeance.
Sharko fixait toujours le sol, les poings serrés. Il redressa lentement la tête et plongea ses yeux dans ceux de Lucie.
- J'ai déjà tué des salauds de son espèce, Lucie. Et bien plus que tu ne peux l'imaginer. T'as lu ça aussi, dans mon passé ?
55
- On sait de qui il s'agit.
Sharko et Lucie venaient d'entrer dans le bureau de Basquez. Le capitaine de police leva les yeux de sa paperasse et considéra ses interlocuteurs quelques secondes, avant de tourner la tête vers Lucie :
- Tu ne crois pas que t'as des explications à donner, au lieu de débarquer ici la bouche en cœur ? Raconte d'abord, pour tes empreintes chez Gloria Nowick.
- C'est déjà fait.
- Oui, mais pas à moi.
Sharko resta en retrait, le regard sombre. Il regrettait encore de s'être laissé convaincre par Lucie mais se dit finalement que c'était peut-être la meilleure solution.
- Pour faire simple, j'ai interrogé toutes les anciennes connaissances de Franck, parce que je voulais lui faire une surprise pour Noël, et Gloria en faisait partie. Je rentre d'Albuquerque, et je découvre cette histoire hallucinante qu'il m'a cachée pendant plus d'une semaine.
- À nous aussi, si ça peut te rassurer.
Elle considéra Sharko avec un air de reproche, puis revint à Basquez.
- Sauf que moi, j'ai vraiment l'impression d'être le dindon de la farce. Bref... Bien contre mon gré, c'est sans doute moi qui ai orienté l'assassin vers Gloria Nowick. Parce que, cet assassin, c'est un type que j'ai engagé il y a deux mois pour fabriquer la surprise, censée être un mélange de film et de reportage. Ce mec est au courant de toute la vie de Franck, par photos et entretiens interposés. Il s'appelle Rémi Ferney.
Immédiatement, Basquez décrocha son téléphone et demanda une recherche d'adresse. Sharko restait dans son coin, muet. Il n'avait qu'une envie : aller loger une balle entre les deux yeux de cet enfoiré.
Basquez revint vers les deux flics.
- On va voir. Mais ça ne colle pas vraiment avec les conclusions de Franck. Selon lui, l'assassin de Gloria Nowick est aussi l'assassin de Frédéric Hurault. Et ça, ça s'est passé il y a un an et demi. Tu ne connaissais pas encore Ferney, si je ne m'abuse ?
- Ferney sait où Franck habite, il a dû nous surveiller, fouiller les poubelles, peut-être même entrer chez lui, d'après ce que m'a raconté Franck. Il a dû faire un tas de tentatives pour s'approcher de moi sans que je m'en rende compte. La pub sur mon pare-brise a été la bonne porte d'entrée. Mais si ça avait échoué, il aurait probablement essayé autre chose...