- Faut vraiment que tu m'expliques tout, là, fit Lucie. J'ai l'impression d'être larguée.
Sharko se remit en marche.
- Je te raconterai tranquillement à l'hôtel. Je passe un coup de fil à Bellanger, pour le prévenir. Quand je suis venu ici avec lui, ce matin, j'ai lu dans ses yeux que l'idée d'envoyer quelqu'un là-bas lui avait traversé l'esprit.
Après son appel fructueux - Bellanger avait immédiatement accepté, - Sharko avait décidé de retourner en plein cœur de Paris. Le taxi les déposa devant un bel hôtel trois étoiles à proximité de la place de la Bastille. Pour une fois, Sharko appréciait la présence du monde, des touristes, toutes ces voix joyeuses qui s'élevaient dans les airs. C'était tellement rassurant de savoir que là, tous les deux, ils ne craignaient plus rien.
Le tueur, s'il guettait leur retour à l'appartement, n'allait pas tarder à se morfondre et à se poser de sérieuses questions.
Après avoir déposé leurs valises, ils dînèrent au restaurant de l'établissement. Sharko avait demandé une table dans un coin calme. Il remit enfin Lucie à niveau dans leur enquête, expliquant les découvertes chez Scheffer - les animaux dans les aquariums, l'aventure amoureuse avec Valérie Duprès, - le rôle de sa fondation, les transports des enfants ukrainiens dans les familles françaises. Il parla du césium qui envahissait l'organisme, des petits malades pris en charge dans le service de médecine nucléaire.
Puis il en tira clairement les conclusions qui s'imposaient.
- Scheffer choisit lui-même les groupes de gamins qui vont venir en France à l'aide de cartes météo de l'époque de la catastrophe. Ces gamins ukrainiens, il les étudie un à un en France, par l'intermédiaire de son service de médecine nucléaire. Quand on a les photos de ces enfants allongés sur des tables d'opération entre les mains, on ne peut s'empêcher de penser que Scheffer utilise son association à d'autres fins. Des fins en rapport avec le taux de contamination au césium 137...
- Il y a forcément une relation avec le manuscrit aussi. Césium égale radioactivité, et radioactivité égale Albert Einstein ou Marie Curie. Tout doit découler des découvertes issues de ces maudits écrits.
- Ça ne fait plus aucun doute. Ce qui est certain et concret, c'est que Scheffer fait venir les enfants contaminés, réalise des mesures dans un service de médecine nucléaire et les renvoie dans leur pays. Les collègues sont en train de voir si des enfants de l'association, venus les années précédentes, ont disparu.
Il laissa le serveur poser leurs assiettes chaudes sur la table, puis reprit doucement :
- J'ai la certitude que l'association est une solution alternative à la fermeture du centre de diagnostic à Kursk en 2003, afin que Scheffer puisse continuer ses activités secrètes. Il y a huit ans, il était personnellement sur place pour faire ses consultations et mener à bien ses sombres ambitions. Il n'avait pas besoin de faire de si lourds transferts entre ces pays et la France.
Lucie planta sa fourchette dans une noix de Saint-Jacques. Ça semblait très appétissant mais, pour une fois, elle n'avait pas faim.
- Tu parles d'un centre de diagnostic datant d'il y a huit ans. Tu veux dire que toutes ces horreurs sur les enfants existeraient depuis...
- Depuis 1998, la création de la fondation. J'en ai bien peur, oui. Rappelle-toi l'une des photos : elle avait été prise avec un appareil argentique et développée sur un papier qui n'est plus en circulation depuis 2004. Cette fondation est l'arbre qui cache la forêt, j'en suis quasiment certain.
Sharko écrasa son index sur la table.
- Le chasseur qui s'acharne sur moi est un malade, un psychopathe, mais il n'est rien à côté de types comme Scheffer. Ces gens-là évoluent dans une autre dimension du mal, dans l'unique but de servir leurs sombres convictions. Tu sais comme moi jusqu'où ils sont capables d'aller. Et ce qu'ils feront pour ne pas se faire prendre.
Oui, elle savait. Ils en avaient déjà rencontré, par le passé : des monstres au-delà des normes, intelligents, capables de tuer en masse sans avoir le moindre remords. Tout cela au service d'une cause que seul leur cerveau malade pouvait comprendre. Elle avala une noix de Saint-Jacques à contrecœur.
- On ne retrouvera jamais Valérie Duprès, souffla-t-elle, le visage triste.
- On ne doit pas perdre espoir.
- Dis, Franck, Tchernobyl...
- Oui ?
- Si je suis enceinte, tu ne crois pas que ça pourrait être dangereux pour...
- On fera attention.
- Et comment tu veux faire attention face à la radioactivité ?
- On n'entrera pas dans la zone interdite, on ne mangera pas leurs produits, on ne boira pas leur eau. On ne sera que de passage, ne l'oublie pas.
Sharko avala son risotto de Saint-Jacques en silence. Tous les deux, au fond, pensaient à ces ombres malfaisantes qui évoluaient tranquillement dans les strates d'une société aveugle. Un étau de mort les comprimait et les forçait à avancer, à s'enfoncer sur un chemin obscur, aux deux issues bouchées.
Derrière, le tueur.
Et, devant, la folie humaine.
Il était aux alentours de 22 heures quand ils remontèrent dans leur chambre.
Dehors, il neigeait. Pour les familles, Noël aurait quelque chose de féerique, cette année.
Ils firent l'amour avec l'envie de croire que, un jour, le soleil se lèverait enfin dans un coin du ciel et qu'il leur réchaufferait le cœur pour longtemps.
Ces deux cœurs qui, ce soir, étaient aussi froids que la pierre.
59
À 8 heures du matin, le lendemain, Sharko avait reçu un SMS de Bellanger.
« RDV en biologie. Avons identifié animal aquarium. Venez dès que possible. »
Le quai de l'Horloge, encore. Et ses laboratoires de police scientifique. Lieu stratégique où transitaient les prélèvements, les preuves matérielles, les indices, dans un but d'identification ou d'aide aux enquêtes criminelles. Aujourd'hui, la police française, c'était cela : un mélange de techniques toujours plus performantes et d'instincts, un curieux territoire où la pipette côtoyait le pistolet. Certains craignaient que, bientôt, la plupart des flics se retrouvent derrière un ordinateur, à fouiller dans les fichiers plutôt qu'à racler le pavé.
D'un côté, il resterait quelques Sharko et Henebelle.
Et, de l'autre, il y aurait les armées de Robillard.
Depuis Bastille, les deux policiers étaient arrivés par le métro à Châtelet et, mêlés à la foule, avaient traversé le Pont-Neuf rapidement, avant de disparaître le long du quai enneigé.
Après identification à l'accueil, ils grimpèrent à l'étage de la biologie, divisé en quelques pièces dont la plupart étaient réservées à l'ADN : recherche à l'aide de loupes, découpage de vêtements, de draps, prélèvements, analyses, résultats. Une chaîne implacable qui, avec parfois de la chance, menait directement au meurtrier.
Leur chef de groupe se trouvait aux côtés d'un technicien du nom de Mickaël Langlois. Les deux hommes se tenaient autour de l'un des aquariums de Léo Scheffer. Sur une paillasse carrelée, dans une petite coupelle transparente, deux animaux s'agitaient mollement dans un fond d'eau.
Après qu'ils se furent tous salués, Mickaël Langlois entra dans le vif du sujet :
- Ces êtres vivants un peu bizarroïdes sont des hydres. Il s'agit de petits animaux d'eau douce, de l'embranchement des cnidaires dans lequel on trouve les méduses, les coraux ou les anémones.
Lucie s'approcha au plus près, les sourcils froncés. Elle n'avait jamais vu ni entendu parler de cet animal. Elle songea immédiatement au monstre légendaire, l'hydre de Lerne, dont les têtes se régénéraient chaque fois qu'elles étaient tranchées. Ces minuscules organismes, à la couleur blanchâtre, lui ressemblaient, avec leurs sept ou huit filaments qui s'agitaient comme des cheveux de Gorgone.