- 1400, répéta Sharko. C'est le nombre inscrit sur son tatouage. Il est marqué avec le taux de césium qu'il a dans le corps. Ça confirme bien que toute notre histoire a rapport avec cette cochonnerie.
Levallois poursuivit ses explications :
- Le becquerel est une unité de mesure radioactive. Pour vous donner une idée de ce taux, si le gamin pèse trente kilos, cela veut dire qu'il y a plus de quarante mille particules d'énergie émises par son corps chaque seconde.
Quarante mille. Chacun tenta d'estimer en silence ce que cela pouvait représenter.
- Et, même mort, ça continuera à émettre. Son squelette continuera à balancer de la radioactivité, dans dix, vingt ans. Et à supposer qu'on l'incinère, alors chaque milligramme de cendre, répandu au gré du vent, pulserait comme la lumière d'un phare. Toujours, toujours.
Lucie serra les lèvres. Le réacteur de Tchernobyl avait explosé vingt-six ans plus tôt, mais son spectre était en chacun de ces enfants. Levallois continua :
- Il faut savoir que, au-delà de 20 becquerels par kilo, la santé commence à être mise en danger sur le long terme. Les organismes de santé ont confirmé ce que nous savions déjà : ces taux de contamination ne peuvent que provenir des endroits fortement touchés par le nuage radioactif, là où il y a eu des précipitations. Ils ont d'ailleurs été très précis. Et devinez ce qu'ils ont utilisé ? Des cartes établies par la Fondation des Oubliés de Tchernobyl.
La fondation, encore. Le lieutenant tendit une feuille de format A4 à Bellanger.
- Voici une carte qu'ils m'ont envoyée par mail, créée à partir des conditions météo de l'après-catastrophe. Là où il y a les taches les plus sombres, ce sont les endroits où il y a une probabilité plus forte de césium dans le sol. Mais, comme vous voyez, c'est vaste. Les plus grosses taches sombres s'étendent sur la Russie, la Biélorussie et l'Ukraine.
Il tendit l'index sur un point particulier de la carte.
- Cependant, on a une tache très sombre ici, à l'ouest de la centrale nucléaire. Là où le bus de l'association est passé pour prendre les enfants. On a donc la confirmation que c'est dans ce périmètre que notre gamin de l'hôpital est monté dans les soutes.
Lucie fixa le morceau de carte avec attention, elle avait en face d'elle l'expression du néant. D'interminables espaces vierges, désertés, et quelques points de vie qui persistaient, au milieu des ténèbres. De gros cercles sombres indiquaient les taux hallucinants de contamination au césium 137, semblables à des taches cancéreuses sur un poumon. Ils n'étaient, en définitive, que le souvenir de la situation météorologique post-26 avril 1986 et de ses terribles pluies mortifères. La flic en frissonna. Comment des gens pouvaient-ils encore habiter au cœur de la radioactivité ?
- Et c'est sans doute là-bas que Valérie Duprès s'est rendue, fit-elle. Et qu'elle a disparu.
Sa remarque laissa un blanc. Chacun avala une gorgée de café, qui laissa un goût amer sur les langues. Sharko rompit le silence le premier.
- Tu as pu jeter un œil aux classeurs fournis par le directeur de l'association ? Notre gamin ou ceux sur les tables d'opération en faisaient-ils partie ?
- Non. Aucun.
- Et vous avez pu creuser un peu sur la fondation de Scheffer ?
Robillard acquiesça.
- C'est propre et transparent, de prime abord. D'après ce que j'ai pu récolter sur le Net, une centaine de gros donateurs du monde entier apportent des fonds, principalement pour financer les centres de diagnostic et les bureaux au Niger. Des employés de la fondation œuvrent sur le terrain en collaboration avec Greenpeace ou d'autres ONG réputées. On ignore les montants de ces investissements extérieurs, mais, vu la clientèle, ce doit être important : riches hommes d'affaires, chefs de grosses entreprises ou de multinationales, le tout-venant de l'étranger, principalement des États-Unis. Même Tom Buffett, le multimilliardaire du Texas qui s'est payé un voyage dans l'espace l'année dernière, fait partie des donateurs. J'ai branché la brigade financière sur le coup, parce que ça va être compliqué de mettre le nez là-dedans. À mon avis, si la fondation a des choses à se reprocher, l'accès aux données sensibles doit être bien protégé.
- Par « choses à se reprocher », tu penses principalement à des détournements de fonds ?
- Évidemment. On a créé des activités-écrans, des emplois bidons, et le gros de l'argent passe ailleurs pour financer autre chose. D'après les premiers retours de la Financière, Scheffer a plusieurs comptes en Suisse. Quant à l'association, elle ne lui coûte pas énormément d'argent, puisque les mômes sont pris en charge par les familles. Il y a beaucoup de bénévoles, aussi.
Les flics s'étaient un peu écartés les uns des autres, chacun réfléchissant dans son coin.
- Pourquoi des types de la trempe de Buffett viendraient mettre de l'argent dans des centres de diagnostic au fin fond du Niger ? fit Bellanger. Ça ne rime à rien.
- Ça ne rime à rien si on se contente de rester à la surface, répliqua Lucie. Tout comme ça ne rimait à rien lorsque Scheffer, en 1975, s'occupait des stocks de nourriture de son centre des Lumières pour y glisser de l'avoine radioactive. Ce type est un démon. Derrière cette fondation, il y a les gamins opérés à cœur ouvert sur des tables en métal. Il y a aussi le manuscrit, et tout ce qui en découle. Deux journalistes et un enfant sont morts pour ça.
- Valérie Duprès est peut-être encore viv...
- Sans déconner. T'y crois, toi ?
Bellanger serra les lèvres. Pascal Robillard leva le doigt pour prendre la parole.
- Sinon, j'ai encore du croustillant, si ça vous branche.
Les regards convergèrent de nouveau vers lui. Il tenait un bâton de réglisse mâchouillé dans la main.
- J'ai eu un retour d'Interpol. L'attaché de sécurité intérieure de Russie, Arnaud Lachery, a bien bossé.
- Ça ne m'étonne pas de lui, fit Sharko. Ce type était un bon flic.
- Après avoir atterri à Moscou, Léo Scheffer a pris un vol intérieur vers une ville du nom de (il lut sur son papier) Tcheliabinsk. Elle est située à mille huit cents kilomètres à l'est de Moscou. Un monstre soviétique de plus d'un million et demi d'habitants.
Il tourna son écran vers ses collègues.
- Elle se trouve ici, au sud de l'Oural. Autant dire au milieu de nulle part. C'est la seule ville de cette région de la Russie qui possède un aéroport. Scheffer a pu juste y atterrir, puis ensuite partir n'importe où. Arnaud Lachery bosse activement avec les flics moscovites, il va essayer d'en savoir plus. Je leur ai transmis nos dossiers, afin qu'ils soient parfaitement au jus.
Il afficha une autre page Internet contenant des photos de rues grises, bordées de bâtiments à l'architecture d'une froideur toute soviétique.
- Quelque chose me porte à penser que Scheffer est resté dans les environs de Tcheliabinsk. À quatre-vingts bornes de là se trouve Ozersk, elle est ce que l'on appelait une Atomgrad. La ville était l'une des cités secrètes de Russie durant la guerre froide. Elle a porté plusieurs noms - Tcheliabinsk 40, Mayak, Kychtym - et n'était référencée sur aucune carte, complètement invisible à l'œil occidental. Il s'agissait, à la base, d'un complexe militaro-industriel ultra-secret, choisi en 1946 par le père de la première bombe atomique soviétique, Igor Kourtchatov.
- Le nucléaire, encore.
- Oui, encore, comme tu dis. Il s'agissait, en quelque sorte, de la version soviétique du projet Manhattan. À l'époque, la ville contenait plus de cinquante mille personnes, confinées entre des murs de dix mètres rehaussés de barbelés. Pour l'édifier, les autorités ont puisé parmi les prisonniers des goulags.
Il soupira et chargea une autre page Internet.
- Et ce qui devait arriver avec le nucléaire arriva : Ozersk a été le théâtre d'un grave accident en 1957. Le tout premier avertissement de l'atome de l'histoire, dont l'ampleur était la moitié de celle de Tchernobyl. Ses industries produisaient alors du plutonium 239 destiné aux armes nucléaires soviétiques. Une explosion chimique a propulsé à plus d'un kilomètre d'altitude des quantités effroyables d'éléments radioactifs et a gravement irradié des milliers de civils et de militaires.