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- On n'en a jamais entendu parler.

- Normal : le secret sur la catastrophe n'a été levé que dans les années 1980 et on possède très peu d'infos là-dessus. Toujours est-il qu'aujourd'hui il existe, aux alentours d'Ozersk, une grande bande de sol contaminée, large de vingt kilomètres et longue de plus de trois cents. Car, en plus de l'explosion, le complexe rejetait ses déchets radioactifs à ciel ouvert dans cette zone de marécages et de sols semblables à des éponges. Bref, c'est aujourd'hui une zone sinistrée, glaciale et maudite, où plus personne ne mettra jamais les pieds. Le simple fait de marcher au bord d'un lac du coin appelé Karatchaï te donne, en une demi-heure, la dose de radioactivité tolérable sur une vie. L'enfer sur Terre.

Bellanger se massa les tempes.

- Qu'est-ce que Scheffer est allé faire là-bas, bon sang ?

- Qu'est-ce qu'ils SONT allés faire là-bas, tu veux dire. Parce que d'après les Américains, Dassonville aussi s'est envolé pour Moscou. Je n'ai pas encore de retour de Lachery quant à sa destination après son atterrissage à l'aéroport russe, mais il y a fort à parier qu'il a lui aussi pris la direction de Tcheliabinsk, puis d'Ozersk.

- Comme s'ils s'étaient donné rendez-vous au cœur de la radioactivité.

- Exactement. Lachery, que j'ai eu au téléphone, m'a signalé que nos deux gus faisaient une fois par an des allers et retours en Russie, avec des visas touristiques. Et tous les deux, ils ont fait la demande d'un nouveau visa il y a trois semaines. Juste après le message dans "Le Figaro". Ils ont flairé le danger et ont préféré prendre les devants, au cas où les choses s'envenimeraient trop.

Il y eut un lourd silence, chargé de signification : Dassonville et Scheffer se trouvaient désormais à des milliers de kilomètres d'ici, dans un pays dont les flics ignoraient tout.

Et ils ne reviendraient peut-être jamais.

- Tu as parlé d'Ozersk à Lachery ? fit Sharko.

Robillard secoua la tête.

- Ce n'est que mon hypothèse, je ne voulais pas...

- Fais-le.

- Très bien.

Lucie restait pensive.

- L'Oural, en plein hiver, ça doit être comme le pôle Nord, fit-elle. Tu imagines les températures qu'il fait, là-bas ?

- Aux alentours de -20 ou -30 en ce moment, répliqua Robillard.

- -30... Quelque part, il y a une forme de logique.

- Quelle logique ?

- Celle de ce froid et de cette glace qui nous accompagnent depuis le début de l'enquête. Le nucléaire et le froid extrême, réunis dans une même cité du fin fond du monde. Comme s'il s'agissait d'un aboutissement. D'une conclusion à quelque chose qui nous échappe encore.

Ils s'autorisèrent un nouveau moment de réflexion commun. Bellanger regarda sa montre. Il soupira.

- J'ai rendez-vous avec le procureur pour un point sur l'affaire, ça va être coton de tout lui expliquer.

Il tourna la tête vers Sharko et Lucie.

- Vous vous mettez en route pour l'aéroport vers quelle heure ?

- Vu les conditions météo, on déjeune et on file, histoire d'être certains de ne pas manquer l'enregistrement, dit Sharko. Aller à Charles-de-Gaulle ne va pas être une partie de plaisir.

- Très bien. Pascal, tu contactes encore Interpol, qu'ils préviennent juste l'ASI sur le sol ukrainien qu'on met les pieds là-bas, histoire d'être dans les règles.

Il se tourna vers Lucie et Sharko.

- La commission rogatoire pour la Russie est prête et, même si vous n'en avez pas besoin, vous l'aurez, ainsi que les coordonnées de Lachery et des policiers moscovites avec lesquels il est en relation. Je reviendrai vous apporter tout ça et vous souhaiter bonne chance avant votre départ.

Lucie s'était approchée de la fenêtre. Elle avait les yeux fixés vers le ciel aussi gris qu'une barre de plomb. Dire que l'intérieur du corps des petits Ukrainiens crachait autant de particules par seconde que chutaient de flocons devant elle !

- J'ai l'impression qu'on en aura bien besoin, de chance, murmura-t-elle.

61

L'aérogare de l'aéroport Charles-de-Gaulle était bondée. Une gueule infernale, qui ingurgitait et recrachait des voyageurs dans un brouhaha incessant. Tirant leurs bagages à roulettes, Sharko et Lucie se frayèrent un chemin parmi la foule, jusqu'à gagner le point d'accueil du terminal 2F, où Wladimir Ermakov les attendait. Le petit homme n'était pas difficile à reconnaître : sa chevelure d'un blanc ivoirin détonnait avec tout le reste. Il était vêtu d'un pantalon vert type camouflage, de bonnes chaussures de marche et d'une grosse parka fourrée qu'il avait gardée boutonnée.

Dans l'avion, Lucie était sur le siège du milieu, Wladimir avait choisi la place côté hublot. Durant l'attente, le traducteur leur avait expliqué son rôle au sein de l'association : aller chercher et ramener les enfants dans les différents pays, répondre aux sollicitations des familles d'accueil pour atténuer la barrière de la langue, traduire les lettres, qui arrivaient ou partaient tout au long de l'année, s'occuper des papiers, des visas... Il se rendait aussi régulièrement en Ukraine ou en Russie, pour préparer les voyages, rencontrer les parents, leur expliquer le but de l'association. Il avait été naturalisé français en 2005, militait activement contre le nucléaire et était salarié à plein temps de la Fondation des Oubliés de Tchernobyl. Clairement, l'association lui permettait de vivre et de s'épanouir.

- Nous sommes désolés si nous vous privons de votre Noël en famille, dit Lucie, mais notre enquête est très importante.

- Ça ira. Je vis seul en France et le réveillon que je comptais passer était en compagnie de certains membres de l'association.

Il avait la voix douce, avec un bel accent de l'Est roulant et chantant.

- Vos parents habitent encore en Ukraine ?

- Ils sont morts.

- Oh, je suis désolée.

Wladimir lui adressa un timide sourire.

- Ne le soyez pas. Je ne les ai pas connus. Ils habitaient à Pripyat, la ville accolée à la centrale nucléaire. Mon père était militaire, au service de l'Union soviétique, il est mort en creusant sous la centrale de Tchernobyl avec des milliers d'autres, pour essayer d'atteindre la salle du réacteur quelques jours après l'explosion. Ma mère est décédée deux ans après ma naissance, elle avait un trou dans le cœur. Quant à moi, je suis né une semaine avant la catastrophe. J'étais un grand prématuré et, de ce fait, je suis resté dans un hôpital de Kiev. C'est ce qui m'a sauvé la vie...

Il fit courir ses doigts sur le hublot, tandis que l'avion quittait son parking et que les hôtesses présentaient les consignes de sécurité.

- Je suis retourné à Pripyat il y a dix ans. La ville tout entière est gelée dans le temps, toutes les horloges sont arrêtées. Les autotamponneuses et la grande roue semblent avoir été figées instantanément. Là-bas, les arbres grandissent plus vite et repoussent le béton avec une énergie anormale. Comme si la nature devenait menaçante, et qu'elle ne voulait plus jamais que l'homme y mette les pieds.

Il fouilla dans son portefeuille et tendit un petit morceau de papier glacé, pas plus grand qu'une photo d'identité.

- Ce sont mes parents, Piotr et Maroussia. Leur appartement dont le balcon donnait directement sur la centrale était resté tel quel, les portes étaient grandes ouvertes. C'est là-bas que j'ai pu récupérer cette seule photo et enfin découvrir leur visage. L'atome les a emportés, tous les deux, de manière différente.