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Il fixait Lucie avec insistance. Ses yeux étaient très ronds, aussi bleus que le cobalt, et l'absence de sourcils amplifiait la force de son regard. Il rempocha sa photo.

- Vous m'avez dit vouloir aller dans les villages-étapes du bus, tout à l'heure. Maintenant, vous devez me raconter et arrêter d'être mystérieux : qu'est-ce que deux policiers français peuvent aller chercher si loin, la veille de Noël ? Il n'y a que la misère et la radioactivité.

Sharko se pencha en avant.

- Nous pensons que des enfants de ces villages pauvres disparaissent au fil des années, pour être livrés à de sordides expériences. Nous croyons également que le bienheureux créateur de votre association, Léo Scheffer, est impliqué dans ces disparitions.

Wladimir écarquilla les yeux.

- Monsieur Scheffer ? C'est rigoureusement impossible. Vous ne pouvez imaginer tout ce qu'il fait pour l'association. Tous ces sourires qu'il redonne aux gamins qui ne connaissent d'autres paysages que les terres irradiées. Grâce à lui, l'espoir existe, et Tchernobyl n'est pas juste un point dans l'espace et le temps, vous comprenez ? Sans des gens de sa trempe, je ne serais probablement pas ici, à vous parler. Il m'a beaucoup aidé.

- Scheffer a quitté brusquement son hôpital et fui vers la Russie. Un innocent n'aurait pas fait cela.

- Non, vous vous trompez. Votre coupable est ailleurs.

Il posa son front contre le hublot, se murant dans le silence. Les flics se rendirent compte à quel point Scheffer s'était forgé une solide réputation de bienfaiteur de l'humanité. On crée des centres pour handicapés, on s'occupe de petits irradiés, et derrière, le diable déplie tranquillement sa queue.

L'avion décolla. Sharko regarda la capitale rapetisser rapidement avec un grand soulagement. L'assassin de Gloria était là, quelque part, tapi dans l'ombre, prêt à pousser sa pièce sur l'échiquier. Avec un peu de chance, il allait craquer et les hommes de Basquez, en planque devant la résidence, lui tomberaient enfin dessus.

Il avala le contenu du plateau-repas qu'on lui servit une demi-heure après le décollage et finit par s'endormir.

Trois heures plus tard, Kiev se déployait au cœur de l'obscurité. Une galette de lumière plantée sur des collines, située à seulement cent dix kilomètres du réacteur numéro quatre d'"Atomka", le petit surnom sympathique que donnait Wladimir à la centrale.

- Cette nuit d'avril 1986, les deux millions d'habitants qui peuplaient Kiev ont eu la météo de leur côté, fit le jeune traducteur en se penchant vers le hublot. J'étais parmi les chanceux. Mes parents, eux, se trouvaient du mauvais côté. Les vents ont chassé le nuage radioactif vers le nord-ouest et les pluies ont ramené toutes les particules vers les sols et les rivières. La Biélorussie, la Pologne, l'Allemagne, la Suède... Tout le monde a été touché, à des degrés différents. Miraculeusement, la France a été épargnée, les douaniers du ciel ont arrêté le nuage juste aux frontières.

Il haussa les épaules.

- Tu parles ! Encore l'un des sales mensonges de l'atome. Tout le monde a été frappé. En Corse, le nombre de cancers de la thyroïde ou de problèmes de régulation de la glande est en train d'exploser, vingt-six ans après Tchernobyl. Les taux sont trois fois supérieurs à la moyenne nationale. Ces gens sont les empreintes vivantes du passage du nuage.

Il parlait avec aigreur, mais calmement. Tout au long de la descente, il s'en prit aux gouvernements pro-nucléaires, au lobbying de l'atome, aux déchets radioactifs qu'on enterrait sous terre en triste héritage pour les générations futures. Les policiers l'écoutaient avec attention et respect. Son combat était noble, justifié.

Une météo glaciale cueillit les trois voyageurs à la sortie de l'aéroport Boryspil. Le ciel était dégagé, le vent s'engouffrait dans les cols des manteaux. Lucie imaginait un souffle chargé de particules mortelles, sans odeur, sans goût, invisible, qui avait transpercé tous les organismes vivants sur son passage, des années plus tôt. Ça aurait pu être ce vent-ci. Elle en frissonna.

Wladimir repoussa les chauffeurs de taxis illégaux qui se jetaient sur eux, héla le véhicule d'une compagnie officielle et indiqua qu'ils se rendaient à l'hôtel Sherbone, au cœur de Kiev.

- Je m'occuperai de louer un véhicule demain matin, fit-il une fois installé à l'avant de la voiture. Nous partirons à 10 heures, si cela vous convient. Si nous devons parcourir les quatre villages, nous aurons plus d'une centaine de kilomètres à faire sur des routes en mauvais état et probablement glissantes.

- 9 heures plutôt, répliqua Sharko. Nous devons auparavant passer à l'ambassade de France, pour rencontrer l'attaché de sécurité intérieure. Cela est très pompeux et administratif, mais on n'a pas le choix si on veut rester dans les règles. Et merci pour tout, Wladimir.

En silence, les deux flics savourèrent le paysage et le spectacle de lumière. Une ville qui donnait l'impression d'avoir eu plusieurs vies. Les cathédrales à l'architecture byzantine côtoyaient les immeubles staliniens, les parcs se faisaient lentement manger par les buildings modernes. Les sept décennies de communisme pointaient encore à chaque coin de rue, fondues dans le décor comme des espions.

Lucie n'avait jamais tant voyagé depuis qu'elle était flic. Le Canada, le Brésil, les États-Unis, l'Europe de l'Est à présent... Des pays qu'elle ne découvrait que par leur face la plus sombre, des villes qu'elle ne prenait jamais le temps de visiter, parce que, chaque fois, il y avait des meurtriers à traquer et que le temps pressait. Aujourd'hui, elle s'enfonçait dans Kiev, mais que connaissait-elle de l'histoire de tous ces peuples, de ces rues, de ces gens qui marchaient anonymement, le crâne engoncé sous une chapka, hormis de vieux souvenirs scolaires ?

Le véhicule jaune franchit un grand pont, roula encore quelques minutes au gré des panneaux écrits en cyrillique, puis les déposa dans une petite rue, devant leur hôtel. Sharko régla, tandis que Wladimir déchargeait les bagages. Il était presque minuit, heure locale.

Après un passage à la réception, Sharko donna ses clés à Wladimir.

- Votre chambre est juste à côté de la nôtre, au troisième étage.

Le jeune traducteur acquiesça avec un sourire fatigué. Il avait l'air épuisé et, quelque part, Sharko se sentait gêné de l'avoir presque contraint à les accompagner. L'ascenseur les déposa au bon étage. Wladimir enfonça la clé dans la serrure de sa porte et, juste avant d'entrer, se tourna vers les deux flics et dit :

- Savez-vous ce que Tchernobyl signifie, en ukrainien ?

Sharko secoua la tête, Lucie fit de même.

- Absinthe, dit Wladimir. L'absinthe, c'est le poison, mais c'est aussi le nom de l'astre brûlant décrit dans l'Apocalypse selon saint Jean. « Le troisième ange fit sonner la trompette. Du ciel, un astre immense tomba, brûlant telle une torche ; il tomba sur le tiers des fleuves et la source des eaux ; son nom est Absinthe. Le tiers des eaux devint de l'absinthe et beaucoup moururent à cause des eaux devenues amères. »

Il garda quelques secondes le silence, avant de conclure :

- « Dormez, braves gens, dormez en paix, tout est tranquille », qu'ils disaient, alors que le poison se déversait dans l'air de mon pays et tuait ma famille. Bonne nuit à vous deux. Dormez en paix.

62

Des centaines de kilomètres carrés de désert nucléaire.

Ça avait commencé avec la perte de réseau des téléphones portables. Puis, au fur et à mesure que le 4 × 4 s'enfonçait vers le nord, la vie capitulait lentement. Sous le froid soleil de décembre, les lacs scintillaient et s'étiraient sur l'horizon, aussi lisses que des coquilles de nautilus. Les panneaux de signalisation, penchés ou couchés au sol, s'effritaient comme du carton brûlé, tandis que les arbres dépouillés se rapprochaient dangereusement du bitume.