- Il dit qu'il a parlé avec la femme à moto. Elle s'est arrêtée ici, au village.
- Montrez-lui la photo.
Wladimir s'exécuta. Le jeune lui arracha le cliché des mains et acquiesça vivement. Piqué au vif, le commissaire fixa le jeune dans les yeux.
- Où allait-elle ? Que cherchait-elle ? Demandez-lui, Wladimir.
Après traduction, l'adolescent répliqua, tendant le doigt vers la route. Il eut une longue conversation avec le traducteur, qui revint vers ses interlocuteurs français.
- Elle cherchait un moyen de pénétrer dans la zone interdite avec sa moto, mais en évitant les postes de garde. Ici, elle s'est fait passer pour une photographe, elle a donné un peu d'argent. C'est lui, Gordieï, qui l'a guidée jusqu'au passage.
- Quel passage ?
Le gamin tirait de nouveau la manche de Sharko. Il voulait l'emmener quelque part. Wladimir traduisit :
- À ce qu'il me raconte, il se situe à deux ou trois kilomètres d'ici, avant le village de Krasyatychi. Il existe, selon ses propos, une vieille route cabossée où les voitures peinent à passer, qui traverse la zone, longe la centrale par le sud et mène au lac Glyboké, le lac utilisé à l'époque pour le refroidissement des réacteurs.
Sharko regarda la forêt, derrière lui, et demanda :
- Et il l'a vue repasser dans l'autre sens, cette moto ?
L'adolescent répondit que non. Le commissaire réfléchit quelques secondes.
- Demandez-lui quand il a neigé pour la dernière fois.
- Il y a trois ou quatre jours, répondit Wladimir après traduction.
Dommage. Les traces de la moto avaient dû être effacées. Sharko n'en démordit pas pour autant.
- Nous aimerions qu'il nous conduise jusqu'à cet endroit.
Wladimir marqua sa stupéfaction. Il serra les lèvres.
- Désolé, mais... je n'irai pas là-bas. Je devais vous conduire au village, vous guider, pas m'aventurer illégalement en zone non autorisée. Je ne crois pas que ce soit une bonne idée que vous vous rendiez dans cet endroit dangereux.
- Je comprends. Dans ce cas, nous irons seuls avec la voiture, et vous nous attendrez ici, si vous le voulez bien. Vous aurez ainsi le temps de discuter avec les familles.
Wladimir s'exécuta à contrecœur. Pendant ce temps, Lucie emmena Sharko à l'écart. Son visage était glacé.
- Tu es sûr de toi ? On devrait peut-être se rapprocher de l'attaché à l'ambassade pour ce genre de choses.
- Pour perdre du temps en paperasse et beaux discours ? Ce type en cravate m'a gonflé, il voulait à tout prix nous coller son propre traducteur dans les pattes.
- Il voulait juste être diplomate.
- Un diplomate n'a rien d'un flic.
Le commissaire s'engagea de quelques mètres dans le bois. Le sol, la neige étaient gelés, ça craquait sous ses pas. Il se tourna vers la route, le visage douloureux, tant il faisait froid.
- C'est peut-être de l'intérieur du bois que le gamin est arrivé. Le bus était garé ici, le môme s'est caché dans la soute, ni vu, ni connu. À l'hôpital, ils avaient remarqué des traces de liens sur ses poignets. J'ai la certitude que notre petit inconnu était retenu quelque part dans la zone interdite, et que Duprès l'a aidé à s'échapper. Il n'y a pas d'autre scénario possible. C'est là que nous devons aller.
- Sans arme, sans rien ?
- On n'a pas le choix. Si on trouve quelque chose de suspect, on fera demi-tour, on préviendra les autorités et l'ASI. On agira proprement. Ça te va ?
- On agira proprement... Elle me fait bien rire, celle-là. J'ai l'impression de retrouver le Sharko des grands jours. Celui qui se fiche des règles et fera tout pour aller au bout.
Le commissaire haussa les épaules, puis se rapprocha de Gordieï. Wladimir joua son rôle d'interprète.
- Il va vous conduire à la route, et il reviendra ici à pied. Il voudrait juste un petit quelque chose, en échange.
- Évidemment.
D'un air entendu, Sharko mit la main au portefeuille et tendit un billet de cent euros. Gordieï l'empocha avec un grand sourire. Lorsqu'ils se dirigèrent vers la voiture, les montres indiquaient presque 13 heures.
Avant de monter, Lucie s'adressa à Wladimir :
- Et la radioactivité ? Que craint-on, exactement ?
- Rien, si vous faites attention. Gardez vos gants, ne touchez à rien, ne portez rien à votre bouche. La radioactivité est sur le sol, dans l'eau, pas dans l'air, sauf dans la proximité immédiate du réacteur numéro quatre. Et quand je dis « proximité », je parle là de quelques mètres seulement. Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, il y a des fuites dans le sarcophage, les barres d'uranium du réacteur continuent à émettre leur poison. En moins d'une heure, vous seriez mortellement irradiés.
Lucie hocha la tête en guise de remerciements.
- C'est très réjouissant. Bon, nous nous revoyons tout à l'heure, fit-elle en lui tendant la main.
- Très bien. Faites attention et, surtout, ne vous écartez pas de la route. Les loups affamés sont nombreux dans ces bois. La nature est devenue très agressive, et soyez assurés qu'elle n'aura plus aucune pitié envers l'homme.
63
Il n'y avait pas de mots pour décrire le sentiment d'oppression et de peur qui habitait les deux policiers.
Après cinq kilomètres quasiment impraticables dans la zone interdite, ils roulaient à présent dans une ville anonyme, exsangue de sa population. Tout, dans le décor, indiquait une fin inattendue et brutale. Les portes des habitations étaient restées ouvertes, les petites boutiques en ruine semblaient malgré tout attendre leurs clients, des carcasses de voitures agonisaient, au milieu d'une rue, devant une allée. Au bord des routes, la végétation perçait la neige, rampait, dévorait. Des branches tordues jaillissaient par les fenêtres des façades ou par les vitres des camionnettes rouillées, les entrées des immeubles avaient pris des allures de sous-bois, les racines des arbres fracturaient le bitume. Avec le temps, les constructions humaines allaient s'effacer en silence.
- Wladimir avait raison, fit Lucie. Je veux dire, en vingt-six ans, la nature n'aurait pas pu faire autant de dégâts dans un endroit normal. On dirait que tout s'est développé à une vitesse folle et que rien ne peut résister à ces arbres qui poussent même au milieu du macadam.
Sharko poursuivit sa route, droit devant. Même s'il roulait très lentement, le quatre roues motrices peinait à certains endroits.
Ils roulèrent des kilomètres et des kilomètres, doublant des fermes éventrées, des casernes dépouillées, des usines en lambeaux. Régulièrement, des panneaux triangulaires, avec le symbole aux trois ailettes noires, leur rappelait le danger invisible. Sur la gauche, au beau milieu du bois, ils aperçurent une église aux murs mordus à sang par le lierre, attaqués par les branches des bouleaux, des hêtres. Il fut un temps où ces gens cherchaient Dieu, ils avaient trouvé son antagonisme : l'atome. Puis, de temps en temps, un camion de pompiers couché, un tracteur rouillé, des carcasses indéfinissables. La route fendait la forêt, toujours plus clairsemée, compressée entre les crocs de la nature.
Lucie n'avait pas mis sa ceinture et avait les genoux serrés contre sa poitrine. Les terribles images de la catastrophe de Fukushima lui revinrent en tête.
- On espère que cela ne se reproduira plus jamais, et pourtant, regarde le Japon.
- J'y pensais, moi aussi.
- C'est de la folie d'être ici, quand on y réfléchit. J'ai vraiment l'impression qu'on vient de franchir les portes de l'enfer et qu'on roule là où aucun humain ne devrait plus jamais aller.
Sharko ne répondit plus, toujours concentré sur la route. Il considéra son compteur : ils avaient dû faire dix kilomètres. En restait peut-être une vingtaine pour atteindre la ville de Tchernobyl et sa maudite centrale Lénine.