Au détour d'un virage, il freina doucement.
- On n'ira pas plus loin.
Un arbre gigantesque était couché en travers de leur chemin. Le commissaire laissa le moteur tourner, indécis. Il n'y avait aucun moyen de passer.
- C'est pas vrai. On ne va quand même pas faire demi-tour maintenant ?
Lucie sortit sans crier gare.
- Qu'est-ce que tu fiches ? dit le commissaire. Merde !
Il coupa le moteur et, à son tour, mit le pied dehors. Lucie observait attentivement autour d'elle, immobile. Jamais, de toute sa vie, elle n'avait pu appréhender un tel silence. Ses sens cherchaient un son, la plus infime variation de l'air. Le monde semblait figé, piégé sous une cloche de vide. Une fois cette curieuse sensation intégrée, elle s'approcha du tronc immense et le longea par la gauche.
- Fais pareil vers la droite, dit-elle. Avec sa moto, Duprès a peut-être réussi à le contourner.
- Très bien. Mais si tu vois un animal un peu velu, cours vers la voiture.
La flic s'enfonça dans le bois. Le froid s'insinuait dans le moindre interstice de ses vêtements, ses poumons brûlaient à chaque inspiration. Elle serra et desserra les poings, plusieurs fois. Plus loin, elle constata que les grosses racines de l'arbre s'étaient desséchées, il était peut-être mort de vieillesse, ou rongé de l'intérieur non par des insectes, mais par autre chose. Elle scruta les alentours. Non, jamais la journaliste n'aurait pu passer ici à moto.
- Viens ! cria soudain Sharko.
Lucie se précipita et rejoignit le commissaire, de l'autre côté. Il était accroupi devant une moto carbonisée, sans plaque, couchée dans la neige.
Sa compagne vint se coller à lui.
- Tu crois que c'est la sienne ?
- Brûlée, mais pas rouillée. Même pas recouverte de feuilles. Oui, c'est probablement la sienne.
- Qu'est-ce qui s'est passé, à ton avis ?
Sharko réfléchit. La réponse lui paraissait évidente.
- Je crois que, lorsqu'elle a vu le tronc, Duprès a caché sa moto sur le côté et a dû continuer à pied. Elle savait où elle allait. Elle a peut-être découvert le môme, puis... (Il se redressa). À mon avis, ce sont ceux qui retenaient le petit qui ont fait ça.
Ils se regardèrent en silence. Prise au piège, Valérie Duprès avait peut-être crié mais, ici, qui aurait pu l'entendre ? Lucie regarda par-delà le tronc. La route se poursuivait en une interminable langue de givre.
- On fait comme elle. On continue à pied. Si on ne trouve rien d'ici trois ou quatre kilomètres, on retourne à la voiture. Qu'est-ce que t'en penses ?
Le commissaire marqua une longue hésitation. Il regarda leur 4 × 4, leurs traces de pneus dans la neige. Ils étaient seuls, sans réseau téléphonique, sans arme, dans un pays inconnu. C'était peut-être de la folie, mais...
- Très bien. Quatre kilomètres, maximum, en longeant la route. Ta cheville tiendra ?
- Aucune douleur. Et, tant que je ne cours pas, il n'y a pas de souci.
- OK. Viens avec moi à la voiture deux secondes.
Sharko ouvrit difficilement le coffre collé par le givre, défit rapidement leurs valises, puis ôta son blouson.
- Fais comme moi. Rajoute un pull ou un sweet. Puis une paire de chaussettes. On doit avoisiner les -15°C, c'est atroce.
- Bonne idée.
Ils se couvrirent plus chaudement. Sharko fourra tous leurs papiers - passeport, commission rogatoire - dans ses poches, prit la manivelle du cric dans le coffre, au cas où, puis verrouilla toutes les portes. Il donna la main à sa compagne, qu'il serra fort malgré leurs gants.
- On avance prudemment.
Ils contournèrent l'arbre, revinrent au milieu de la route et se mirent à avancer. Goulûment, la nature se resserra sur eux. De temps en temps, ils apercevaient des empreintes d'animaux, sur les côtés ou traversant la voie.
- Elles sont énormes, murmura Lucie. Tu crois qu'il pourrait s'agir de...
- Non, non. Peut-être des chevreuils.
- Ça n'a pas des sabots plutôt, des chevreuils ?
- Des chevreuils mutants, alors ?
Ils essayaient de se rassurer comme ils pouvaient, s'efforçant de plaisanter, de parler de tout et de n'importe quoi. Ils progressaient à deux, seuls, au beau milieu de cette interminable ligne droite qui se déroulait comme un tapis de crin.
- Dis, Franck, fit Lucie plus loin. Qu'est-ce que tu comptais m'offrir, ce soir ? Je veux dire, c'est bientôt le réveillon, et je n'ai pas la moindre idée de ton cadeau. Tu avais prévu quelque chose au moins ? Rassure-moi.
Malgré la tension, Sharko lui sourit.
- Oui, oui, bien sûr. Il est caché quelque part dans l'appartement.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Tu l'auras quand nous reviendrons. Mais ça devrait satisfaire l'un de tes rêves d'adolescente.
- Tu m'intrigues...
Ils discutèrent encore, parce qu'ils avaient besoin de briser ce manque de vie, d'entendre des sons autres que le craquement de leurs pas. Tout en parlant, Sharko observait du côté gauche, et Lucie du droit. La route était explosée de partout, envahie, impraticable. Même sans la présence du tronc, ils n'auraient jamais pu aller au bout.
Plus loin, d'un coup, la flic désigna des grosses traces de pneus, devant elle, imprimées dans la neige de façon circulaire. Les deux policiers se précipitèrent vers les arbres pour se cacher et observèrent les alentours.
- On dirait celles laissées par une camionnette, fit Sharko. Et regarde là-bas, ces empreintes de pas. Le véhicule est venu de la direction opposée, s'est garé sur le bas-côté. Un type est descendu, s'est enfoncé dans ces bois, est revenu, puis a fait demi-tour. Et cela après les chutes de neige précédentes, c'est-à-dire il y a maximum trois jours. Allons-y.
- Et s'il revient ?
- J'ai le sentiment qu'il ne reviendra pas.
Ils coururent jusqu'au niveau des traces de semelles. Les marques étaient lourdes, profondes, de grande taille.
Ils les suivirent en silence, cette fois, s'enfonçant dans le treillis végétal.
Ils doublèrent des clôtures de barbelés branlantes, chevauchèrent des grilles écrasées au sol, jusqu'à apercevoir finalement un bâtiment en ruine, tout gris, à l'architecture rectangulaire. Il ressemblait à un blockhaus. Le toit était effondré, la végétation étreignait chacun de ses murs chancelants, comme si elle cherchait à les engloutir.
Les pas disparaissaient sous l'entrée principale, un rectangle sombre dépourvu de sa porte. Sur les murs extérieurs ou plantés dans le sol s'exposaient une multitude de panneaux d'interdiction ou avertissant d'un danger radioactif.
- On ne devrait peut-être pas entrer, fit Lucie.
Elle respirait fort, anormalement essoufflée.
- Ils n'ont pas l'air en si mauvais état, ces panneaux. Rien de tel pour convaincre les rares aventuriers de faire demi-tour. C'est bon signe, en définitive.
- Ah...
Ils s'engagèrent donc prudemment dans la ruine. La grande pièce centrale était complètement vide. Juste un cube de béton, percé en son extrémité par un escalier qui disparaissait sous terre. Des morceaux de sol s'étaient effondrés, des barres de fer sourdaient des murs. Sur l'un d'eux était écrit, en grosses lettres noires : Чetor-3. De la poussière se mit à danser autour des flics, les rayons du soleil passaient par les vitres éclatées. Sharko remarqua des endroits plus clairs, comme lorsqu'on décroche des cadres des murs et qu'il en reste la marque.
- Il y avait des objets ici, récemment. Et tout a disparu.
Il chevaucha les grands trous et s'approcha de la cage d'escalier, tandis que Lucie jetait un œil aux autres pièces, complètement vides elles aussi. Au sol, poussés dans un coin, des débris de bois, de ferraille, de vieilles pancartes métalliques, toutes martelées de lettres cyrilliques.