- N'essayez même pas, d'accord ?
- Vous assassinez votre propre peuple, grogna Lucie. Vous êtes un meurtrier d'enfants.
Wladimir la dévisagea. Il leva son arme, prêt à cogner.
- Ta gueule !
- Allez-y ! Vous n'êtes qu'un lâche.
Il inspira fortement, les yeux quasi exorbités, et baissa finalement le bras.
- Ici, les gens seraient prêts à tout pour sortir de la misère mais vous, vous ne pouvez pas comprendre. Ces gosses sont condamnés, c'est inéluctable. Ils ont tellement de césium dans l'organisme que leur cœur finit par ressembler à un gruyère. Tout ce que je fais, c'est les emmener au TcheTor-3. Mikhail s'occupe ensuite d'eux. Moi, je prends l'argent, le reste ne me concerne pas.
Un mercenaire sans âme. Lucie lui cracha au visage. Il s'essuya doucement avec la manche de sa parka, renfila sa capuche et regarda dehors. Ses lèvres s'étirèrent en un imperceptible sourire.
- On arrive bientôt.
Sharko continuait à forcer sur ses liens. Impossible de s'en défaire.
- On a vérifié, aucun enfant de l'association n'a disparu, fit le flic pour détourner l'attention.
- Eux, non. Mais les enfants qui vivent à quelques mètres de ces familles ont rigoureusement le même taux de césium dans l'organisme.
Le véhicule sembla perdre de l'adhérence, avant de raccrocher la route de nouveau.
- Le système est imparable, poursuivit-il. Les lieux des enlèvements sont toujours différents, éloignés les uns des autres de dizaines, voire de centaines de kilomètres. Sur ces terres maudites, des enfants partent aux champs ou cueillir des myrtilles et n'en reviennent jamais, parce qu'ils se sont effondrés en route. Certains d'entre eux n'ont plus de parents, de famille, aucun statut légal. Ils se regroupent en bandes parfois, se contentent d'habiter dans des squats, volent pour survivre. Bazar n'est qu'un exemple parmi des centaines d'autres. La police ne fiche jamais les pieds ici ou, quand ils viennent, que croyez-vous qu'ils font ? Dans ces villages, les gens sont en dehors du monde. Ils n'existent plus. Les enfants qui disparaissent passent quasiment inaperçus.
- Et pourquoi ce fichu césium ? Pourquoi ces enfants-là ?
Soudain, le soleil disparut derrière une immense structure grise, constituée de blocs de béton empilés qui semblaient grimper jusqu'au ciel. Les murs se tendirent partout autour, comme si le véhicule s'enfonçait dans les artères d'une cité maudite. L'ombre s'abattit sur les visages. Le régime moteur varia, la camionnette ralentit un peu, changeant régulièrement de direction.
- À votre gauche, le monstre... Le fameux sarcophage qui recouvre le réacteur numéro quatre. Il fuit de part en part et continue à laisser filtrer le poison.
Wladimir regarda quelques secondes par l'une des deux fenêtres, puis écarta les pans de sa parka, dévoilant de fines plaques grises cousues à l'intérieur.
- Du plomb... Du bon matériel antiradioactivité de l'armée russe, il y en a même des feuilles plus fines dans la capuche. Ça limite les dégâts.
Il remonta la fermeture jusqu'au cou et remit sa capuche. Sharko sollicitait doucement ses liens. Il sentait qu'il pouvait défaire les nœuds, c'était juste une question de temps. Il fallait distraire l'attention de Wladimir avec des questions, lui éviter de les regarder trop fixement, l'un comme l'autre. Lucie aussi luttait contre ses entraves dès qu'il détournait la tête. Sa douleur au crâne était toujours aussi intense. Elle était à peu près certaine de saigner.
- Qu'est-ce que vous faites de ces enfants ? demanda Sharko.
Wladimir haussa les épaules sans répondre.
- Je vais vous dire, moi, ce qu'on leur fait, fit Lucie. On les drogue, on les tatoue avec leur taux de césium, on les enferme dans des barils et on les transporte avec les déchets nucléaires. Un bon moyen d'éviter les contrôles. Qui irait mettre le nez dans des barils contaminés ? Alors, on laisse passer le camion. Pratique, pour transporter des corps d'un point A à un point B sans se faire prendre. Dites-moi si je me trompe.
Le traducteur affina ses yeux.
- Vous êtes très perspicace. Pour tout vous dire, c'est notre chauffeur, Mikhail, qui se charge de leur transport. Parce qu'il est véritablement chauffeur routier, employé par une société russe pour transporter ces saloperies de déchets une fois par semaine. Un type très sympathique, vous allez voir.
Il parlait mécaniquement, froidement. Sharko avait envie de lui arracher la bouche.
- Où vont ces chargements de déchets ?
Le véhicule s'arrêta soudain.
Moteur coupé.
La portière arrière coulissa et s'ouvrit sur un colosse barbu, genre bûcheron, engoncé dans un blouson avec des écussons à l'effigie de ce qui devait être une entreprise russe ou ukrainienne. Lui aussi avait serré sa capuche autour de sa tête, ne laissant plus paraître que deux petits yeux noirs et un nez à l'os tranchant. Wladimir lui tendit le flingue.
- Voilà, Mikhail prend le relais. N'essayez pas de lui parler, il n'y comprend rien.
- Espèce de...
- Vous allez avoir l'immense privilège de goûter à l'eau du lac Glyboké, l'une des plus radioactives du monde. Elle ne gèle jamais.
Le type restait raide, la bouche pincée, l'arme bien serrée dans son poing. Lucie ressentit une immense tristesse. Elle ne voulait pas mourir et elle avait peur. Une larme roula sur sa joue.
- On est ensemble, murmura Sharko. On est ensemble, Lucie, d'accord ?
Elle fixa le barbu avec pitié, celui-ci la considéra sans la moindre trace d'humanité dans le regard. Elle baissa la tête. Wladimir se recula au fond et laissa son acolyte empoigner Sharko par le col. Lucie tenta de s'interposer en criant, mais se retrouva emportée à son tour. Wladimir sortit et rabattit la porte du van, ornée d'un logo correspondant à celui de sa grosse parka.
- Espèce de salopard ! fit le commissaire en se débattant.
Mikhail lui donna un coup de crosse sur l'épaule droite, le flic tomba à genoux.
Wladimir s'approcha de la portière coulissante et se dirigea vers l'habitacle.
Il s'y enferma sans même se retourner.
65
Ils marchaient le long des rives du lac Glyboké depuis quelques minutes. Eux devant, Mikhail derrière. Le géant avait chaussé des lunettes qui ressemblaient à celles des glaciologues, sa capuche était tellement serrée autour de sa tête qu'on ne voyait quasiment plus un centimètre carré de peau. Les mains enfoncées dans de gros gants, il les braquait en permanence, les contraignant à avancer le plus vite possible.
Comme si chaque seconde passée ici était un pas supplémentaire vers la mort.
Le soleil rasait à présent l'horizon, embrasant la flore d'une pellicule d'acier en fusion. La terre, sous leurs pieds, était d'un jaune sombre, comme brûlée, ce qui n'empêchait pas la végétation environnante d'y puiser son énergie. Des arbres, des herbes, des racines partaient à l'assaut des eaux mortelles. À proximité s'élevaient des terrils de minerais multicolores, chevauchés par des grues hors d'usage. En arrière-plan, au cœur du complexe nucléaire, le pied d'éléphant du sarcophage reposait là telle une aberration.
Après un passage difficile à travers une végétation dense, ils atteignirent un renfoncement bordé de rochers, en léger surplomb par rapport à la surface du lac. Impossible d'aller plus loin, un mélange de ronces et d'arbustes enneigés faisait rempart. Les racines des arbres saillaient de la terre et plongeaient droit devant en un maillage inextricable, pareil à celui d'un bayou.
Lucie et Sharko se figèrent au bord de la berge.
Juste en contrebas, un corps nu était enchevêtré au milieu de ce labyrinthe flottant. La longue chevelure brune s'étalait à la surface comme une méduse. La peau se détachait lentement des membres, un peu à la façon d'un gant qu'on enlèverait. Régulièrement, des ombres noires, difformes, d'une taille démente, glissaient sous le cadavre et provoquaient un léger ondoiement à la surface. Une main, une jambe disparaissaient alors sous l'eau, avant de réapparaître quelques secondes plus tard, un petit morceau de chair en moins.