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- On les livre aux autorités. Dès qu'on a du réseau sur notre téléphone, on prévient Bellanger, qu'il nous mette en rapport avec Arnaud Lachery et ce flic de Moscou, cet Andreï Aleksandrov. On va là-bas, Franck.

Sharko, comme s'il avait attendu le feu vert, décolla violemment Wladimir du sol par l'épaule. Il s'engagea avec ses deux prisonniers solidement entravés à l'arrière de la camionnette, tandis que Lucie s'installait à l'avant pour conduire.

Le moteur ronfla, mais le véhicule ne démarra pas. Inquiet, Sharko frappa sur la tôle.

- Ça va, Lucie ?

Pas de réponse.

Il sortit en claquant la porte coulissante et jeta un œil dans l'habitacle.

Lucie était effondrée, le front sur le volant.

66

Le troisième étage du 36, quai des Orfèvres, était presque vide.

Dès le début de l'après-midi, les policiers avaient commencé à déserter. Les collègues s'étaient salués et souhaité un bon réveillon, laissant les dossiers les moins brûlants en attente. Plus de la moitié des officiers ne reviendraient qu'après les fêtes du nouvel an.

Pourtant, une petite lumière subsistait. Celle qui éclairait l'open space de l'équipe Bellanger. Seul devant son ordinateur allumé, bien installé près du chauffage, le chef de groupe avait finalement décidé de libérer les lieutenants Robillard et Levallois. Les gars avaient travaillé comme des dingues depuis le début de cette enquête, aussi bien le jour que la nuit, et il se voyait mal les priver d'un Noël en famille.

Lui-même, d'ailleurs, était attendu chez des amis de longue date. Un groupe de célibataires, comme lui, qui n'avaient pas encore réussi à trouver l'âme sœur et écumaient les sites de rencontre, faute de temps.

Malheureusement, il ne serait pas au rendez-vous, encore une fois.

Sharko avait appelé depuis un hôpital de Kiev, une heure plus tôt. Lucie avait tourné de l'œil et subissait une poignée d'examens.

Il n'aurait peut-être pas dû congédier ses subordonnés, finalement, vu ce que Sharko venait de lui raconter : deux types hautement impliqués dans leur affaire, tout juste livrés à la police ukrainienne. Le cadavre de Valérie Duprès découvert dans les eaux radioactives à proximité de la centrale nucléaire. Les ruines des laboratoires soviétiques utilisés pour séquestrer des gamins, ensuite transportés avec des chargements de déchets nucléaires vers l'Oural.

Du pur délire.

À ce moment précis, le commissaire de police français siégeant à l'ambassade de France en Ukraine essayait de clarifier la situation sur place. Côté Russie, Interpol, Arnaud Lachery et le commandant Andreï Aleksandrov étaient aussi dans le circuit, de manière à préparer l'arrivée des deux policiers français sur leur sol et assurer la recherche, voire l'arrestation, de Dassonville et Scheffer.

À condition que Lucie n'ait rien de grave.

Bref, un sacré bordel qui tombait un sacré putain de mauvais jour.

Dans l'attente d'un coup de fil de Mickaël Langlois, l'un des biologistes des laboratoires de police scientifique, il persistait à enchaîner les appels avec les uns et les autres, ça n'en finissait plus. Parfois, il en avait sa claque. Dans dix ans, à continuer ainsi, il ne serait plus qu'une ombre.

Ce soir, il ne boirait pas, il ne ferait pas la fête, il serait enfermé ici, dans ces vieux locaux centenaires. Un mode de vie qui avait déjà fait exploser toutes ses tentatives amoureuses, mais il fallait faire avec.

Flic H24, comme disait l'autre.

Son téléphone sonna encore. C'était le biologiste.

- Oui, Mickaël. J'attendais ton appel.

- Bonsoir, Nicolas. Je suis au domicile de Scheffer. Dans sa cave, plus précisément.

Bellanger écarquilla les yeux.

- Qu'est-ce que tu fiches là-bas à une heure pareille ?

- Ne t'inquiète pas, j'ai les autorisations. Il fallait absolument que je teste quelque chose avant d'aller réveillonner. J'ai fait de belles découvertes, et c'est peu de le dire.

Il y avait de l'excitation dans sa voix. Nicolas Bellanger mit son portable sur haut-parleur et le posa devant lui.

- Je t'écoute.

- Très bien. Alors, essayons de procéder dans l'ordre. D'abord, les hydres. Elles ont été rendues radioactives, à des niveaux qui s'étalent de 500 à 2 000 becquerels par kilo, suivant l'aquarium. Plus les aquariums étaient à droite, chez Scheffer, plus le taux de radioactivité montait.

Bellanger interrompit ses mouvements. Il pensait aux tatouages des enfants.

- Des hydres rendues radioactives ? Quel est le but de la manœuvre ?

- Je pense que ça va prendre son sens quand je t'aurai expliqué tout le reste. Cet après-midi, j'ai obtenu les résultats des éléments retrouvés dans le congélateur. Ce n'est certainement pas le meilleur moment pour parler de ça, mais...

- Il faut le faire. Vas-y, déballe.

- Chaque petit sachet contient un prélèvement d'une partie du corps humain. On y trouve de tout : morceau de cœur, de foie, de rein, de cerveau, différents types d'os ; il y a aussi des glandes, des testicules, des tissus. Il s'agit d'un inventaire quasi complet de notre organisme.

Bellanger se passa une main sur le front, enfoncé dans son fauteuil.

- Prélevés sur quelqu'un de vivant ?

- Vivant, ou juste mort. Pas de trace de putréfaction, bien au contraire. Pour info, ils n'ont pas été congelés, mais surgelés.

- Quelle est la nuance ?

- Lors de la surgélation, la température à cœur est atteinte beaucoup plus rapidement que pour une congélation classique, et on avoisine les -40 à -60°C. La surgélation est utilisée en industrie, elle permet une conservation plus longue et de meilleure qualité.

Bellanger se massa les tempes, fatigué. Pourtant, il n'était pas près de se coucher.

- Pourquoi Scheffer aurait-il utilisé la surgélation ?

- La question est surtout : pourquoi avoir surgelé les différentes parties d'un organisme humain ? Quel était le but de la manœuvre ? Tu sais comme moi que la majeure partie du corps humain est composée d'eau. D'ordinaire, le temps que le corps passe de la température ambiante à la surgélation, il se forme des cristaux de glace, partout dans l'organisme. Leur concentration est moindre que lors d'une congélation classique, certes, mais elle demeure quand même importante. Or, là, les échantillons étaient complètement lisses, comme s'ils avaient été cirés. J'ai regardé à la loupe : il n'y avait aucun cristal de glace ni à la surface ni au cœur des tissus.

- Et comment peut-on éviter leur formation ?

- On ne peut pas, normalement. Quelques poissons de l'Antarctique ont de l'antigel fabriqué naturellement dans leur organisme, mais on reste aux alentours des -2, -3°C. Dans notre cas, il faudrait une surgélation quasi instantanée, ce qui n'existe pas.

- Tu as dit « normalement ».

- Normalement, oui. Accroche-toi, j'ai découvert que tous ces échantillons de tissus humains sont eux aussi irradiés au césium 137. Quand on ramène le calcul au kilo, on obtient un taux de césium de 1300 becquerels environ.

Soupir de Bellanger.

- 1300... Les gamins qui viennent en France par l'association de Tchernobyl présentent des taux analogues. Notre petit irradié de l'hôpital avait un taux de 1400 becquerels par kilo.

- Curieuse coïncidence, n'est-ce pas ? D'après ce que j'ai pu constater, il semblerait que les particules d'énergie émises par les cellules irradiées empêchent la formation de cristaux durant la phase de baisse de température. Elles les cassent, en quelque sorte. Il faut savoir que le césium 137 produit des particules bêta et gamma. Ce sont celles qui ont la plus forte énergie, elles sont capables de traverser intégralement un corps humain et d'en sortir. Bref, le radionucléide est idéal pour casser les cristaux. De plus, l'émission radioactive est indépendante de la température, donc le processus d'émission d'énergie fonctionne en permanence, y compris pour les températures les plus basses.