De retour dans ma chambre avec mes deux lascars, je vois une enveloppe posée en évidence sur mon oreiller.
Mon nom est dactylographié et le billet qu’elle contient également :
En sortant de l’institut, prenez la route côtière sur la gauche. Suivez-la jusqu’à une masure abandonnée bâtie à l’abri d’un amoncellement de rochers. Je vous y attendrai à 15 heures pour vous apprendre des choses intéressantes.
C’est tout et ce n’est pas signé.
Je montre la babille à mes copains. Ils en prennent connaissance avec un hochement de tête.
— Je crois que ton anonymat ne cache que le secret de Polichinelle, déclare Jérémie.
— Tu as une idée quant à l’identité de celui ou de celle qui t’envoie cela ? demande Pinuche.
— Pas la moindre.
— Tu vas aller à ce rendez-vous ?
— Evidemment.
— Peut-être serait-il bon que nous nous baladions dans le secteur, César et moi ?
— Tu redoutes un attentat contre ma personne ?
Il n’a pas le temps de me répondre. Marinette Sogrenut, la secrétaire d’Alexis, entre sans frapper dans ma chambre.
— Vite ! fait-elle. Vite ! Il vient d’arriver un nouveau malheur !
— Cette fois, je ferme ! m’annonce Clabote.
Il est presque détendu parce que trop équivaut à rien. La cote d’alarme est à ce point dépassée qu’il commence à se foutre de tout. Un malheur te met l’âme en désastre. Deux, te donnent envie de te suicider. Au troisième, tu dis « Merde », tu vas retirer du blé sur ton compte et tu pars en vacances aux Antilles te faire sucer la moelle.
— Quoi encore ? je demande.
— Le sommet ! Le bouquet final ! Le truc dont il est impossible de se remettre.
Il cherche d’autres formules encore plus définitives pour exprimer que le point de non-retour est franchi pour lui.
— Valises, clés sous paillasson, débinade sans laisser d’adresse, répond Alexis. Je vais filer au Canada, en Irlande, au Zaïre, n’importe où pourvu que ce soit loin. Je changerai d’identité, me ferai refaire la gueule. Je me transformerai en nègre, en Chinois, en gonzesse ou en pope. Ou bien j’irai dans une léproserie, s’il en existe encore. Peut-être dans un monastère tibétain, non ? Ou alors chez ma tante Virginie, dans les Landes.
Et, tiens-toi bien, Sébastien, IL SOURIT.
— Un nouveau meurtre ? je demande.
— Oui, mon cher commissaire. Et de toute beauté !
Il a mis l’accent sur « commissaire », comme pour souligner l’inefficacité dont je fais montre, la totale inutilité de ma présence. La rogne commence à le bicher. Quand t’es dans la merde, t’as besoin d’un responsable, coûte que coûte, pour te calmer les nerfs. Il m’a mandé d’urgence, le talonneur ami. Et depuis que j’ai débarqué (à peine vingt-quatre heures), il vient de s’appuyer deux crimes de plus, m’sieur le dirlo.
— Celui-ci, affirme-t-il, tu auras de la peine à le camoufler en crise cardiaque !
Et il m’entraîne avec, sur mes talons, Jérémie et César, muets, effacés, attentifs, l’un d’un blanc de plâtre, l’autre d’un noir de jais.
Nous arpentons ces couloirs peuplés de vieillards en peignoir où flotte une buée étouffante et qui sentent les bains publics de jadis.
Alex gagne une cabine, au fond de l’un d’eux. Il regarde derrière soi peureusement avant d’en ouvrir la porte ; le fait prestement et s’efface pour nous laisser entrer.
— Faites attention où vous posez les pieds, avertit mon copain, il y a des flaques d’acide par terre.
Au bout du local rectangulaire, gît un étrange paquet de viandasse corrodée.
Un vénérable vioque émacié, à la gueule ravagée par une aspersion d’acide virulent qui continue son œuvre destructrice. Il mousse, il bulle, il ronge, il dépèce, lézarde, désintègre lentement en produisant un léger bruit crépitant de champagne débouché. L’homme est mort d’en avoir dérouillé plein la clape. Il a eu la gorge brûlée atrocement. Le corps hydrogéné qui l’a pénétré en forte quantité et sous pression, l’a suffoqué, brûlé, asphyxié. Il a dû souffrir effroyablement.
Jérémie se met à dégueuler parce que, franchement, c’est pas rebectant comme spectacle. La mort est impressionnante déjà lorsqu’elle est « propre » ; quand elle se présente sous cette forme, avec les chairs éclatées, rongées, elle te fait mesurer à outrance la grotesque précarité de notre condition. Nous ne sommes qu’un misérable assemblage d’organes sous une carrosserie personnalisée, si ladite explose, tu comprends que chaque seconde de ta vie est un miracle et que nous ne sommes qu’une illusion momentanée pour les autres et pour nous-mêmes.
— Que s’est-il passé, Alex ? demandé-je à mon pote.
— D’après la mère Gabot qui pratiquait la grande douche à ce patient, il s’est produit un brusque arrêt de la pression. Très bref. Et puis elle est revenue, mais cela s’est mis à gicler jaune, puis carrément brun. Sur l’instant, elle a cru que notre station de captage se mettait à pomper une nappe résiduelle et que les filtres ne fonctionnaient plus. Il lui a fallu un moment pour réaliser la nocivité de ce liquide. Elle a interrompu le jet, mais il était trop tard. Elle a perdu la tête en constatant les conséquences et s’est sauvée comme une folle à travers l’établissement, ne sachant que faire, ni où aller. Heureusement, je me suis trouvé devant elle. Elle s’est alors jetée contre moi en chialant. Pressentant un caramel de ce genre, je l’ai vite drivée dans mon bureau où elle m’a mis au courant de la situation. Je lui ai fait avaler coup sur coup deux grands verres de vodka polonaise Bison, aux herbes aromatiques, car elle a un penchant pour la tute. Ça l’a cisaillée et elle roupille dans le petit salon attenant à mon bureau.
Pinaud est sorti discrètement. En homme bien élevé, Jérémie évacue ses déjections irrépressibles à l’aide d’une serpillière opportune et d’un seau de plastique.
— Tu te rends parfaitement compte que je suis foutu, Antoine ? déclare Clabote en désignant le mort.
Au lieu de renchérir je questionne :
— C’est qui, ce mec ?
— Un certain René Moncornard, ancien fabricant de chaussures de la région bordelaise.
— Il est ici en compagnie de son épouse ?
— Non, il est célibataire, figure-toi. Une dame, jamais la même, vient, à chacune de ses cures, passer quelques jours avec lui. Une friponne qui doit lui éponger la bite et le porte-monnaie. Son égérie du moment a quitté l’institut avant-hier.
Ma décision est prise. Folle. Comme souvent, comme toujours.
— Tu m’as dit qu’il existait une morgue, chez toi. Il va falloir y porter le corps avec un maximum de discrétion. Je m’en chargerai en compagnie de M. Blanc, mon assistant.
— Et ne pas prévenir les autorités ?
— Pas pour le moment. Cette fois, il est net qu’on a tué ce curiste de cette façon pour que le scandale soit total, qu’il éclate avec fracas et frappe par sa cruauté. Si on le camoufle, le meurtrier va se poser des questions. Déjà, l’assassinat de l’Italienne n’a fait aucune vague. Celui ou celle — voire ceux — qui fout(ent) la merde va (vont) s’impatienter et être amené(s) à réagir. C’est là que nous aurons une chance de le (la, les) démasquer.