Là, il en oublie ses chaînes de montage, il est démonté.
— Pourquoi, fâcheuse pour moi ?
— Mais parce que vous allez vous trouver bloqué ici, réponds-je innocemment.
Il sursaute.
— Moi ! Bloqué ici ! Et pourquoi ?
— Le temps qu’on pratique l’autopsie de votre mère, monsieur.
— L’autopsie !
— Quand une personne meurt subitement en ayant pour dame de compagnie une criminelle internationale, il est obligatoire de s’assurer que son décès est bien naturel.
— Mais le docteur a dit…
— Le docteur ignorait ces circonstances, signor Morituri. Je vais saisir le procureur de la République de cette affaire, alerter mes confrères italiens ; bref, déclencher le dispositif qui s’impose ! On va tout mettre en œuvre pour retrouver et interpeller Ellena Mencini. En attendant, je vous prie de ne pas quitter l’institut.
— Impossible ! rugit Morituri. Impossible ! Mes affaires…
— Vous les dirigerez par téléphone, mon cher monsieur.
Il bondit.
— Ecoutez, commissaire ! Je ne suis pas n’importe qui ! Vous avez tort de me traiter comme un palefrenier !
— Les palefreniers n’engagent pas des meurtrières pour servir de dame de compagnie à leur mère.
— Savez-vous que le président de la République italienne est mon oncle, commissaire ?
— Savez-vous que le roi n’est pas mon cousin, constructeur ?
Il rugit :
— Je vous ferai révoquer, monsieur !
— Moi, je vous ferai seulement convoquer, monsieur.
Il hurle :
— Vous êtes un… un…
Je le regarde droit dans les yeux.
— Du qualificatif que vous allez sortir dépend votre liberté, constructeur !
Alors il se liquéfie et éclate en sanglots.
Je vais cueillir le petit rameau de buis pour virguler un chouïa d’eau bénite sur la pauvre Mme Morituri qui ne doit pas voir cette scène d’un très bon œil, là-haut !
NUIT CÂLINE
Je puise l’heure fraîche au cadran de ma Pasha. Il indique vingt-deux heures vingt-huit. Je descends au bar écluser un gin-tonic millésimé. Pinaud et Jérémie s’y trouvent. Orangeade et vin blanc. Deux bons petits diables. Le pianiste joue une langourance ancienne pour birbes nostalgeos. Y a un couple chenu qui en profite pour se trépider l’arthrite. Lui, vieux bellâtre teint, saboulé blazer bleu marine, elle, rombière rugissante, peinturlurée poupée russe, avec un décolleté béant sur de la triperie en débandade. Excepté ces téméraires de la piste, un alcoolo mondain au rade, et puis deux perruches jacassantes en train de se raconter les fausses couches de leurs petites-filles sur un canapé.
— Tout est terminé ? demandé-je à mes acolytes.
— Oui, dit M. Blanc. Côté Italienne, ça baigne. Le trio est installé dans une maisonnette charmante sur la seule hauteur de la commune. Maison bretonne, basse avec un toit d’ardoise. Ils en sont les premiers occupants.
— Je sais, fais-je, mon pote le dirlo vient de la faire bâtir ; il a signé la réception la semaine passée. Et pour ce qui est de l’inspection ?
— Nous avons tout visité. Pas un mètre carré de ton usine à eau chaude qui nous ait échappé. Les cabines, les sous-sols, les machineries. Le vieux est fourbu.
César opine.
— C’est un vrai labyrinthe, cette baraque, gémit-il.
— Tout paraît normal, assure Jérémie.
Le pianiste s’arrête de triturer son clavier universel pour s’effacer une gorgée du scotch posé sur sa caisse à remouler. Il agilise ses doigts en les opposant les uns aux autres, puis réattaque par une valse anglaise irrésistible pour des gens nés avant la guerre de 70. Le couple d’ancêtres rafistolés remet ça. Nuit d’ivresse. Requinqués, qu’ils sont, par la t’es salaud t’es rapide dont parle Alexandre-Benoît.
Jérémie demande :
— Tu espères quoi de l’Italienne ?
— La vérité !
— Si cette gonzesse est une dure à cuire des Brigades Rouges, tu peux te gratter !
— N’oublie pas la magie béruréenne. Le Gros est un inventif dans son genre, et un persuasif. De plus, quand il commerce avec des criminelles, ses scrupules deviennent inexistants.
César sourit aux anges.
— Lui, les bavures, connaît pas, fait-il.
Tendre bonhomme ; doux et absent, frêle et solide néanmoins. Lorsqu’il a cet air qui hésite entre la libération du constipé chronique et l’éjaculation inespérée du coïtman parcimonieux, on voudrait l’adopter, quand bien même il est plus âgé que n’importe qui.
M. Blanc dit au bout d’une rêvasserie :
— J’ai aperçu la femme du directeur : une merveille !
Cher grand primate aux lèvres gonflées à l’hélium, comme il me tartine du baume sur la prostate en disant cela ! N’est-ce pas qu’elle est belle, ma Lucette ? N’est-ce pas qu’elle est un rêve de chair ? N’est-ce pas que sa délicatesse est infinie ? Si tu savais sa véritable odeur, le velouté de sa peau, le goût ineffable de sa mouillance ! O bonheur offert au détour de la vie ! O récompense suprême. Présent céleste ! Musique douce !
Je ferme les yeux ! Elle me manque déjà ! Je voudrais courir à son appartement, foutre Alexis hors de chez lui et aimer sa femme à en perdre la raison.
Quelque part dans l’institut de thalassothérapie, la personne qui avait scotché une petite boîte sombre contre le sommier du divin San-Antonio, regarda sa pendule. Elle se dit que dans un peu plus de quatre heures, beaucoup de vieillards seraient réveillés.
Elle se brossa les dents et s’en fut se coucher. Ce soir-là, la seconde partie des programmes télévisés ne valait pas tripette, alors qu’elle constitue d’ordinaire le seul « créneau » valable du huitième art.
Un grondement me tire des songes.
Je rêvais, mais de quoi ? Mais à qui ? Le monde flou qui hantait mon sommeil s’évapore comme la buée d’un pare-brise au soleil.
Je réalise que c’est un bruit de chasse d’eau qui vient de m’arracher. Un vieux couple occupe la chambre contiguë. Grande allure malgré sa double croulance. Mais ça pisse beaucoup, à cet âge ! Alors, chaque nuit, à différentes reprises, « Vlaouffff ! », la chasse est ouverte ! Je ne me suis pas encore habitué à ces cataractes conçues et réalisées par mes inestimables camarades Jacob et Delafon qui vacarment dans le silence nocturne de l’institut.
Son usine à résurrection, Alex, pèche un peu par l’insonorisation qui n’est pas tip-top, comme disent les Helvètes. Lorsque la paix de l’après-minuit règne, il semble que chaque son soit réverbéré, amplifié.
Je blottis ma tronche pensante dans l’oreiller, espérant que mes voisins auront, dorénavant, leurs vessies performantes jusqu’à l’aube. Généralement, quand l’un réveille l’autre en licebroquant, le second va vidanger ses ballasts à son tour. Et là, ça ne rate pas. Un deuxième « Vlaoufff ! » retentit, escamoté par rapport au précédent, car la chasse n’a pas eu le temps de se remplir complètement.
Bon, alors maintenant ça y est, les bébés, hein ? On va faire son gros dodo octogénaire. Et gaffe à la ronflette ! La noye précédente, pépère a donné un récital qui évoquait les magnifiques tentatives de Clément Ader pour soulever l’Eole de terre.
Heureusement, rien de tel ne se produit. Je vais pouvoir remettre la gomme. Déjà du capiteux se forme dans mon cerveau. Je me tourne côté mur pour fuir la vague clarté sourdant de la baie, malgré les rideaux doublés à l’amiante.