Puis, tout de go :
— Tu as tiré Marinette, bien sûr ?
— Qui ça ?
— Ma secrétaire qui t’a apporté les dossiers. C’est une salope. Quand je l’ai vue partir, presque à loilpé sous sa blouse blanche, j’ai tout de suite pensé que tu allais la sabrer !
— Fallait pas. C’est chasse gardée ?
— Penses-tu, elle est là pour ça ! Tu sais ce qui m’arrive ?
— Je t’écoute.
— Un de plus ! Viens !
On dédale à travers son immense crémerie. Il ne parle plus. On franchit des portes, on embranche des couloirs. Qu’à la fin nous voici dans un petit bâtiment en rez-de-chaussée, éclairé par une verrière et divisé en compartiments. Un grand zig roux aussi sympa qu’un furoncle à maturité est debout devant une porte numérotée. Blouse verte, calotte, chaussons de cuir blanc à semelles de bois. Il garde les bras croisés, façon gladiateur toisant ses futurs adversaires.
— C’est Hector, me jette Alexis.
Ce dernier renifle en guise de salut, et ouvre la lourde qu’il était en train de garder.
Alexis et lui me laissent pénétrer. De fait c’est un local exigu, une minuscule cabine où sont rassemblés un portemanteau, un bat-flanc matelassé, une douche.
— Cabine pour les applications de boue marine, m’explique brièvement Clabote.
J’avise un volume blanc et vert sur la couche. M’approche avec un peu d’appréhension. Il y a là, dans un grand suaire blanc, le corps d’une grosse vieillarde enduit d’algues écœurantes, comme ces dégueulis infernaux qui s’échappent des enfants démoniaques dans les films d’épouvante. La vieille en a été recouverte complètement. Il s’en trouve une masse importante sur sa figure. Sa bouche béante en est emplie et elle est morte étouffée par la matière visqueuse.
Je me tourne vers les deux hommes.
— Racontez au commissaire, Hector.
Tiens ! J’ai déjà cessé d’être un client anonyme de l’établissement afin de réintégrer mon grade et ma fonction !
Le rouquemoute chéribibesque retentit. Il a une voix caverneuse. Ce mec puise sa raison d’être dans des boissons fermentées.
— Elle vient tous les deux jours pour son enveloppement de boue marine, fait-il. Ses rhumatismes !
Il désigne deux cannes accrochées au portemanteau par-dessus un peignoir.
— Tout à l’heure, je lui ai fait son traitement habituel et, comme j’avais vingt minutes de battement, je suis allé boire un café.
— Arrosé pomme ? jeté-je.
Il sourcille.
— Hein ?
— Je vous fais cette remarque parce que vous n’avez pas l’haleine du pingouin. Et alors ?
Il ne sait plus où il en est. Cueilli à froid devant le dirloque, il me filerait volontiers un coup de boule dans l’armoire à croque. Néanmoins, il reprend le fil :
— Je suis revenu pour la débarrasser de sa boue. A ce moment-là, je m’aperçois qu’elle en a tout un tas sur la figure.
— Vous ne lui en mettiez pas sur le visage ?
— Ben, cette connerie ! Evidemment que non ! L’enveloppement part du cou jusqu’aux pieds. En voyant ça, je me précipite pour dégager la bouche, mais elle en avait au moins jusqu’à la trachée-artère. Et puis elle était morte, de toute évidence. Alors je me suis lavé les mains et je suis allé prévenir M. Clabote.
— Personne d’autre que nous trois n’est au courant ?
— Non.
Alexis qui s’est approché avec crainte, murmure :
— C’est Mme Morituri, la mère du fameux constructeur de voitures italien ! Ça va faire un de ces patacaisses ! Oh ! putain ! Putain de Dieu !
— Elle est toute seule, ici ?
— Elle a une gouvernante.
Moi, je phosphore à une allure vertigineuse.
— Où est cette gouvernante ?
— Elle attend à la piscine ; Mme Morituri doit l’y prendre après son bain de boue.
Ma décision surgit, impétueuse :
— Alexis, tu vas aller trouver la gouvernante et lui dire que sa patronne a eu un malaise pendant son enveloppement. Vous, Hector, nettoyez le corps complètement, y compris la bouche, et transportez-le à l’infirmerie, car vous devez bien en avoir une ici, je suppose ?
— Bien sûr, confirme mon pote.
— Avant d’aller chercher la gouvernante, préviens un des médecins de ta boîte, sans lui dire la vérité. On garde la version d’une crise d’étouffement, ce qui, dans le fond…
— Oh ! putain ! psalmodie Alexis en s’en allant. Oh ! putain !
Déjà sur les terrains, c’était son cri de ralliement.
Hector déroule son jet.
— Vous devriez sortir si vous ne voulez pas être complètement trempé, fait-il.
Je me plante devant lui.
— Vous tenez votre langue, n’est-ce pas ? C’est votre intérêt !
— Comptez sur moi.
Il est temps que je lui laisse le champ libre et, cependant, une force mystérieuse me retient dans cette cabine.
Je murmure :
— Quelqu’un est entré quand vous avez eu le dos tourné. Quelqu’un qui savait que vous alliez biberonner et que vous ne reviendriez pas tout de suite. Le criminel devait avoir une blouse verte pour ne pas attirer l’attention et aussi parce qu’il allait se tacher en manipulant cette merde.
J’écarte le drap recouvrant la partie inférieure du corps.
— Il a pris la boue crépissant le ventre, poursuis-je en montrant l’abdomen dégradé de la vioque, l’a rassemblée de manière à obtenir un volume de l’importance d’un melon et il l’a plaquée sur le visage de la victime en la pétrissant pour que la boue d’algues pénètre bien par les orifices : le nez, la bouche. Comme la pauvre femme suffoquait, c’était facile de lui en bourrer la clape ! Il lui a suffi de maintenir mémé sur son bat-flanc avec sa hanche et de conserver ses deux mains appuyées sur son pauvre visage. En quelques instants tout a été dit.
Un temps. Hector s’impatiente, son jet déjà en batterie, n’attendant que mon départ pour actionner le robico.
— Dans le secteur, ce ne sont que des cabines de boue ?
— Il y en a quatre.
— Toutes fonctionnaient au moment où vous avez traité madame ?
— Oui, toutes.
— Et ce mec a déambulé au nez et à la barbe de vos confrères qui gravitent dans ce secteur !
— Ben, j’sais pas ! répond avec pertinence l’homme à la voix caverneuse.
Il écarte complètement le drap afin d’avoir le corps enduit à dispose. D’ordinaire, le patient quitte sa couche pour aller dans le compartiment de la douche se faire asperger, mais là, il vaut mieux nettoyer la signora Morituri à l’horizontale, ça évite une macabre et malcommode manipulation.
Je sors. Juste en fermant la porte, j’ai la clé du mystère. Il m’a suffi d’un regard machinal. J’aurais pu ne pas voir. Et puis si, j’ai aperçu.
Je ferme.
Il y a un vieux crémeux, chenu et bavocheur, assis à côté de la lourde.
— Vous avez terminé, il me demande ? Hector est en retard.
Il s’agit du client suivant.
— Votre séance est annulée pour aujourd’hui, fais-je, il y a une fuite d’eau dans la cabine.
Et de lui désigner la flotte qui filtre sous la lourde.
Le père Lacerise rouscaille comme un Français ! Parce qu’il est français…
S’en reva en débitant des imprécations, présages, malédictions. Furax de cette journée sans merde ! Il y va de sa santé ! Il paie, lui, il a le droit d’avoir le droit ! La France branle au manche.
MORITURI TE SALUTANT
Dans la grande piscaille, ça batifole mollo. Ils ont plus de soixante-dix balais, les tritons ! Quatre-vingts et des, le plus grand nombre. Le crawl, la brasse coulée, ils les exécutent au ralenti rhumatismal. C’est le ballet nautique des arthritiques ! Les Jeux olympiques de la pataugette ! Ça craque comme quand on marche en automne à travers des halliers. On dirait qu’ils ont du mal, tous, à garder leurs tronches casse-noix au-dessus de la flotte tant les mecs sont osseux, les gonzesses avalancheuses. Ça saille ou ça pendouille. Les dames, elles, ressemblent à des armatures habillées de triperie jaunasse. Z’ont les arpions qui se montent dessus. Doigts de pieds en bottes de radis. Les cuisses comme un lit défait. Des ventres bas, veinés de bleu, dégueulasses très beaucoup. Les nichemards comme deux bonnets sur un fil d’étendage. L’apologie du flasque ! La tremblotte, nous voilà !