— Puisque je vous le dis !
Son regard se fait chafouin. De toute évidence, il supporte mal qu’on mette ses paroles en doute.
— Votre collègue, à côté, prétend qu’elle n’a vu personne, elle non plus, en dehors de vous.
Il a un ricanement torve.
— La Gabot, ce qu’elle dit ou rien !
— Ben, elle voit bien les gens qui circulent ?
— Elle voit mes fesses ! Toujours à lire ses conneries dans son cagibi. En voilà une, elle est chère payée pour le travail qu’elle fait.
Il a fini de vider son sac (au sale comme au figuré). Il le roule, le glisse sous son aisselle et repart.
Je le suis. Au bout du couloir, on débouche sur une fourche. A la droite, se trouve le grand vestiaire où l’on distribue les peignoirs aux clients ; à gauche, c’est une voie qui traverse la piscine et continue en direction du restaurant de diététique.
Je glandouille un instant et regagne ma chambre. Mon lit est défait et il y a du foutre sur le couvre-lit. Elle aurait pu faire un peu de ménage avant de s’en aller, la secrétaire !
J’attrape l’enveloppe jaune et vais m’asseoir près de la baie pour prendre connaissance de son contenu. La pluie a cessé, y a projet de soleil entre les nuages gonflés du large. Un chat papelard arpente mon bout de terrasse, puis saute sur le muret qui la sépare de la loggia voisine. J’éventre l’enveloppe d’un coup d’ongle.
— Tu as transféré ta ligne dans une fête foraine ? je demande à Jérémie Blanc.
— Non, pourquoi ?
— J’ai l’impression de parler à quelqu’un qui tient le manège des auto-tamponneuses à Luna Park.
Il rit.
— Nous avons une fête de famille, explique le Noirpiot. Nous célébrons le gouli-goula de Chicorée-Leroux, ma fille aînée.
— Et c’est quoi, le gouli-goula ?
— Elle vient d’être grande fille.
— Et vous organisez une kermesse pour marquer l’achat de sa première boîte de Tampax ?
— Pas une kermesse, mais un repas de réjouissances auquel participent la famille et les amis. Ramadé, ma chère épouse, nous a confectionné un foutou-c’est-goût de première ! On avait justement reçu du piment de feu et du manioc de chez nous !
— Il va durer longtemps, ce banquet ? Jusqu’à la ménopause de Chicorée-Leroux ?
— La journée seulement, me rassure le grand primate des Gaules.
— Oserais-je, nonobstant, te charger d’un travail urgent ?
— S’il peut attendre demain, oui.
— Ce qui est urgent ne peut attendre, sentencié-je. Je vais donc le confier à Béru.
Un cri :
— Non !
Tout mais pas cela ! Leur farouche antagonisme fondé sur une jalousie incoercible et que j’alimente voluptueusement, a raison du gouli-goula.
— Je quitterai la fête, assure M. Blanc.
— Alors je vais te communiquer les noms et adresses de quatre messieurs récemment et tragiquement décédés à l’institut de thalassothérapie de Riquebon. J’ai besoin de savoir un maximum de choses à leur propos : situation de famille et de fortune, profession qu’ils exerçaient, identité de leurs héritiers, tu vois le topo ?
— Je vois, soupire Jérémie, attends, je prends de quoi écrire.
En fond sonore un tam-tam retentit tandis que des voix unissonnent pour chanter cette douce mélopée : « Chicorée, chicorée… Chicorée-L’roux. Chicorée, chicorée… Chicorée-L’roux. Chicorée, chicorée… Chicorée-L’roux », (reprise ad libitum). On pressent que c’est parti pour plusieurs heures.
— Je t’écoute ! avertit M. Blanc.
— Petite question, au préalable, Jérémie : pourquoi avez-vous appelé votre fille « Chicorée-Leroux ? »
— Maman souffrait du cœur et ne pouvait pas boire de café, alors elle prenait de la chicorée Leroux, m’explique mon sombre ami.
— Il est heureux pour votre grande fille qu’elle n’ait pas utilisé le papier cul Latorche, commenté-je.
Comme je raccroche, Alexis Clabote me rend visite. Il est d’une pâleur de banane écrasée. Un regard d’agonisant ! Ses mains tremblent !
Il fait deux pas dans ma chambre, va pour parler, mais se ravise et fonce à la salle de bains où il se met à dégueuler à s’en estomaquer. Je respecte son intimité. Lorsqu’il réapparaît avec des yeux comme deux cataphotes de bicyclette, larmoyant à souhait, il se laisse dégouliner dans un fauteuil.
— Pardon, balbutie-t-il, mais je craque ; trop c’est trop !
Je lui mets la main sur l’épaule.
— On me cherche, non ? me demande l’ancien talonneur.
J’élude :
— Tu as pu te dépatouiller, pour la vieille signora ?
— Non sans mal, ce con de Malfésan, l’un de nos toubibs, regimbait. Un garçon qui serait au chômedu sans moi ! « C’est irrégulier, il protestait. Le serment d’Hippocrate, que j’ai prêté, nous fait une obligation de… » Je lui ai répondu que je l’avais au cul, son Hippocrate. Et profond. Que j’allais devoir fermer ma taule et le rendre à ses chères études. Ce qui a fini par le décider, c’est quand je lui ai donné ma parole que la police couvrait ce mensonge. Car tu me couvres, n’est-ce pas, Antoine ?
— Je fais mieux : je t’emmitoufle ! réponds-je.
— Merci. Tu n’as pas répondu à ma question : on me cherche, hein ?
— On te cherche peut-être, mais ce sont tes clients qu’on trouve, ricané-je. Les quatre vieux crabes ! La signora Morituri, on va à l’hécatombe, mon grand.
— Un dingue, tu crois ?
— Je ne sais pas.
— Cette boîte à laquelle je me suis donné corps et âme ! On fait concurrence à celle de Bobet, si je te disais…
Et bon, il pleure. Pauvre Alex ! Faut que ça sorte, quand c’est plus par la bouche, lui, c’est par les yeux !
— Ne t’inquiète pas trop, Alexis, je vais te décortiquer ça en moins de deux. Tu ne m’as pas encore jamais vu monter à l’essai, moi ?
Je lui redonne des couleurs.
— Tu vas m’arracher à ce cauchemar, Antoine ?
— Et ça ne va pas traîner, vantardé-je.
Que Dieu m’entende et me prête assistance !
— L’assassin est dans mon institut, cette fois c’est prouvé, hein ? gémit Alex.
— Tout porte à le croire. Et tant mieux, ainsi se trouve-t-il à portée de main.
— Je n’ai pas dit la vérité à Lucette, ma femme, à propos de la vieille. Elle paniquerait trop. C’est un être fragile, une plante de serre. Je veux que tu la connaisses, Antoine. Tu peux très bien être client et qu’on se soit connus ; il m’arrive d’accueillir ici des relations anciennes qui ont eu vent du renom de mon établissement et viennent l’expérimenter.
— O.K., je présenterai mes devoirs à ta merveilleuse, souris-je.
Il essuie ses larmes comme, jadis, il torchait sa sueur sur le terrain.
— Merveilleuse est le mot, assure-t-il fièrement.
Il tire son porte-cartes, l’ouvre et me le présente, tel un passeport. Une photo est insérée dans un compartiment transparent. Je mate et n’arrive plus à déglutir. Le portrait d’une femme me sourit nostalgiquement. Visage unique ! Visage d’une autre époque ! Le sujet est d’un blond infiniment pâle. Cheveux flous, mousseux. Visage au modèle romantique. Perfection ! Lèvres charnues qui sourient sans joie. Regard lointain, triste, probablement gris-vert (le cliché est en noir et blanc). Beauté, grâce et mélancolie. Le genre de femme qui t’émeut d’emblée et que tu voudrais bercer dans tes bras des nuits complètes.
Comment cet être d’infinie délicatesse a-t-il pu s’unir à un rugbyman, sans doute intelligent et sympathique, mais qui lui correspond si peu ? Lucette Clabote, c’est la douceur capiteuse, le rêve incertain. Elle est nimbée, lointaine, improbable, et dégage un charme mystérieux. Elle était destinée au siècle dernier. Cette photographie qui m’est tendue semble sortie d’un album à couverture de velours parme et fermoir d’argent.