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– Je l'aime!

Pauline restait stupéfaite.

– Comment! vous l'aimez? Mais, c'est bien simple: dites oui.

Denise, le visage toujours caché, répondait non d'un branle énergique de la tête. Et elle disait non, justement parce qu'elle l'aimait, sans expliquer cela. Certainement, c'était ridicule; mais elle sentait ainsi, elle ne pouvait se refaire. La surprise de son amie augmentait, elle demanda enfin:

– Alors, tout ça, c'est pour en arriver à ce qu'il vous épouse?

Du coup, la jeune fille se redressa. Elle était bouleversée.

– Lui, m'épouser! oh! non, oh! je vous jure que je n'ai jamais voulu une pareille chose!… Non, jamais un tel calcul n'est entré dans ma tête, et vous savez que j'ai horreur du mensonge!

– Dame! ma chère, reprit doucement Pauline, vous aurez l'idée de vous faire épouser, que vous ne vous y prendriez pas autrement… Il faudra bien que ça finisse, et il n'y a encore que le mariage, puisque vous ne voulez point de l'autre affaire… Écoutez, je dois vous prévenir que tout le monde a la même pensée: oui, on est persuadé que vous lui tenez la dragée haute pour le mener devant M. le maire… Mon Dieu! quelle drôle de femme vous êtes!

Et elle dut consoler Denise, qui était retombée la tête sur le traversin, sanglotant, répétant qu'elle finirait par s'en aller, puisqu'on lui prêtait sans cesse toutes sortes d'histoires, qui ne pouvaient seulement lui entrer dans le crâne. Sans doute, quand un homme aimait une femme, il devait l'épouser. Mais elle ne demandait rien, elle ne calculait rien, elle suppliait seulement qu'on la laissât vivre tranquille, avec ses chagrins et ses joies, comme tout le monde. Elle s'en irait.

À la même minute, en bas, Mouret traversait les magasins. Il avait voulu s'étourdir en visitant les travaux une fois encore. Des mois s'étaient écoulés, la façade dressait maintenant ses lignes monumentales, derrière la vaste chemise de planches qui la cachait au public. Toute une armée de décorateurs se mettaient à l'œuvre: des marbriers, des faïenciers, des mosaïstes; on dorait le groupe central, au-dessus de la porte, tandis que, sur l'acrotère, on scellait déjà les piédestaux qui devaient recevoir les statues des villes manufacturières de la France. Du matin au soir, le long de la rue du Dix-Décembre, ouverte depuis peu, stationnait une foule de badauds, le nez en l'air, ne voyant rien, mais préoccupés des merveilles qu'on se racontait de cette façade dont l'inauguration allait révolutionner Paris. Et c'était sur ce chantier enfiévré de travail, au milieu des artistes achevant la réalisation de son rêve, commencée par les maçons, que Mouret venait de sentir plus amèrement que jamais la vanité de sa fortune. La pensée de Denise lui avait brusquement serré la poitrine, cette pensée qui, sans relâche, le traversait d'une flamme, comme l'élancement d'un mal inguérissable. Il s'était enfui, il n'avait pas trouvé un mot de satisfaction, craignant de montrer ses larmes, laissant derrière lui le dégoût du triomphe. Cette façade, qui se trouvait debout enfin, lui semblait petite, pareille à un de ces murs de sable que les gamins bâtissent, et l'on aurait pu la prolonger d'un faubourg de la cité à l'autre, l'élever jusqu'aux étoiles, elle n'aurait pas rempli le vide de son cœur, que le seul «oui» d'une enfant pouvait combler.

Lorsque Mouret rentra dans son cabinet, il étouffait de sanglots contenus. Que voulait-elle donc? il n'osait plus lui offrir de l'argent, l'idée confuse d'un mariage se levait, au milieu de ses révoltes de jeune veuf. Et, dans l'énervement de son impuissance, ses larmes coulèrent. Il était malheureux.

XIII

Un matin de novembre, Denise donnait les premiers ordres à son rayon, lorsque la bonne des Baudu vint lui dire que Mlle Geneviève avait passé une bien mauvaise nuit, et qu'elle voulait voir sa cousine tout de suite. Depuis quelque temps, la jeune fille s'affaiblissait de jour en jour, et elle avait dû s'aliter l'avant-veille.

– Dites que je descends à l'instant, répondit Denise très inquiète.

Le coup qui achevait Geneviève, était la disparition brusque de Colomban. D'abord, plaisanté par Clara, il avait découché; puis, cédant à la folie de désir des garçons sournois et chastes, devenu le chien obéissant de cette fille, il n'était pas rentré un lundi, il avait simplement écrit à son patron une lettre d'adieu, faite avec des phrases soignées d'homme qui se suicide. Peut-être, au fond de ce coup de passion, aurait-on trouvé aussi le calcul rusé d'un garçon ravi de renoncer à un mariage désastreux; la maison de draperie se portait aussi mal que sa future, l'heure était bonne de rompre par une sottise. Et tout le monde le citait comme une victime fatale de l'amour.

Lorsque Denise arriva au Vieil Elbeuf, Mme Baudu s'y trouvait seule. Elle était immobile derrière la caisse, avec sa petite figure blanche, mangée d'anémie, gardant le silence et le vide de la boutique. Il n'y avait plus de commis; la bonne donnait un coup de plumeau aux casiers; et encore était-il question de la remplacer par une femme de ménage. Un froid noir tombait du plafond; des heures se passèrent sans qu'une cliente vînt déranger cette ombre, et les marchandises qu'on ne remuait pas, étaient de plus en plus gagnées par le salpêtre des murs.

– Qu'y a-t-il? demanda vivement Denise. Est-ce que Geneviève est en danger?

Mme Baudu ne répondit pas tout de suite. Ses yeux s'emplirent de larmes. Puis, elle balbutia:

– Je ne sais rien, on ne me dit rien… Ah! c'est fini, c'est fini…

Et ses regards noyés faisaient le tour de la boutique sombre, comme si elle eût senti sa fille et la maison partir ensemble. Les soixante-dix mille francs, produits par la vente de la propriété de Rambouillet, s'étaient fondus en moins de deux ans dans le gouffre de la concurrence. Pour lutter contre le Bonheur, qui tenait à présent les draps d'homme, les velours de chasse, les livrées, le drapier avait fait des sacrifices considérables. Enfin, il venait d'être définitivement écrasé sous les molletons et les flanelles de son rival, un assortiment tel qu'il n'en existait pas encore sur la place. Peu à peu, la dette avait grandi; il s'était décidé, comme ressource suprême, à hypothéquer l'antique immeuble de la rue de la Michodière, où le vieux Finet, l'ancêtre, avait fondé la maison; et ce n'était plus, maintenant, qu'une question de jours, l'émiettement s'achevait, les plafonds eux-mêmes devaient s'écrouler et s'envoler en poussière, ainsi qu'une construction barbare et vermoulue, emportée par le vent.

– Le père est là-haut, reprit Mme Baudu de sa voix brisée. Nous y passons deux heures chacun; il faut bien que quelqu'un garde ici, oh! seulement par précaution, car en vérité…

Son geste acheva la phrase. Ils auraient mis les volets, sans leur vieil orgueil commercial qui les tenait encore debout devant le quartier.

– Alors, je monte, ma tante, dit Denise dont le cœur se serrait, dans ce désespoir résigné que les pièces de drap exhalaient elles-mêmes.

– Oui, monte, monte vite, ma fille… Elle t'attend, elle t'a demandée toute la nuit. C'est quelque chose qu'elle veut te dire.

Mais, juste à ce moment, Baudu descendit. La bile tournée verdissait son visage jaune, où ses yeux se tachaient de sang. Il gardait le pas étouffé dont il venait de quitter la chambre, il murmura, comme si on avait pu l'entendre d'en haut:

– Elle dort.

Et, les jambes cassées, il s'assit sur une chaise. D'un geste machinal, il s'essuyait le front avec l'essoufflement d'un homme qui sort d'une rude besogne. Un silence régna. Enfin, il dit à Denise: