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– Regardez-moi donc!… N'est-ce pas fini?

Tremblante, Denise quitta le bord de la couchette, comme si, d'un souffle, elle eût craint de détruire cette nudité misérable. C'était la fin de la chair, un corps de fiancée usé dans l'attente, retourné à l'enfance grêle des premiers ans. Lentement, Geneviève se recouvrit, et elle répétait:

– Vous voyez bien, je ne suis plus une femme… Ce serait mal, de le vouloir encore.

Toutes deux se turent. Elles se regardaient de nouveau, ne trouvant plus une phrase. Ce fut Geneviève qui reprit:

– Allons, ne restez pas là, vous avez vos affaires. Et merci, j'étais tourmentée du besoin de savoir; maintenant, je suis contente. Si vous le revoyez, dites-lui que je lui pardonne… Adieu, ma bonne Denise. Embrassez-moi bien, c'est la dernière fois. La jeune fille l'embrassa, en protestant.

– Non, non, ne vous frappez donc pas, il vous faut des soins, rien de plus.

Mais la malade eut un hochement de tête obstiné. Elle souriait, elle était sûre. Et, comme sa cousine se dirigeait enfin vers la porte:

– Attendez, tapez avec ce bâton, pour que papa monte… J'ai trop peur toute seule.

Puis, quand Baudu fut là, dans cette petite chambre morne, où il passait les heures sur une chaise, elle prit un air de gaieté, elle cria à Denise:

– Ne venez pas demain, c'est inutile. Mais, dimanche, je vous attends, vous resterez l'après-midi avec moi.

Le lendemain, à six heures, au petit jour, Geneviève expirait, après quatre heures d'un râle affreux. Ce fut un samedi que tomba l'enterrement, par un temps noir, un ciel de suie qui pesait sur la ville frissonnante. Le Vieil Elbeuf, tendu de drap blanc, éclairait la rue d'une tache blanche; et les cierges, brûlant dans le jour bas, semblaient des étoiles noyées de crépuscule. Des couronnes de perles, un gros bouquet de roses blanches, couvraient le cercueil, un cercueil étroit de fillette, posé sur l'allée obscure de la maison, au ras du trottoir, si près du ruisseau, que les voitures avaient déjà éclaboussé les draperies. Tout le vieux quartier suait l'humidité, exhalait son odeur moisie de cave, avec sa continuelle bousculade de passants sur le pavé boueux.

Dès neuf heures, Denise était venue, pour rester auprès de sa tante. Mais, comme le convoi allait partir, celle-ci, qui ne pleurait plus, les yeux brûlés de larmes, la pria de suivre le corps et de veiller sur l'oncle, dont l'accablement muet, la douleur imbécile inquiétait la famille. En bas, la jeune fille trouva la rue pleine de monde. Le petit commerce du quartier voulait donner aux Baudu un témoignage de sympathie; et il y avait aussi, dans cet empressement, comme une manifestation contre le Bonheur des Dames, que l'on accusait de la lente agonie de Geneviève. Toutes les victimes du monstre étaient là, Bédoré et sœur, les bonnetiers de la rue Gaillon, les fourreurs Vanpouille frères, et Deslignières le bimbelotier, et Piot et Rivoire les marchands de meubles; même Mlle Tatin, la lingère, et le gantier Quinette, balayés depuis longtemps par la faillite, s'étaient fait un devoir de venir, l'une des Batignolles, l'autre de la Bastille, où ils avaient dû reprendre du travail chez les autres. En attendant le corbillard qu'une erreur attardait, ce monde vêtu de noir, piétinant dans la boue, levait des regards de haine sur le Bonheur, dont les vitrines claires, les étalages éclatants de gaieté, leur semblaient une insulte, en face du Vieil Elbeuf, qui attristait de son deuil l'autre côté de la rue. Quelques têtes de commis curieux se montraient derrière les glaces; mais le colosse gardait son indifférence de machine lancée à toute vapeur, inconsciente des morts qu'elle peut faire en chemin.

Denise cherchait des yeux son frère Jean. Elle finit par l'apercevoir devant la boutique de Bourras, où elle le rejoignit pour lui recommander de marcher près de l'oncle et de le soutenir, s'il avait de la peine à marcher. Depuis quelques semaines, Jean était grave, comme tourmenté d'une préoccupation. Ce jour-là, serré dans une redingote noire, homme fait à cette heure et gagnant des journées de vingt francs, il semblait si digne et si triste, que sa sœur en fut frappée, car elle ne le soupçonnait pas d'aimer à ce point leur cousine. Désireuse d'éviter à Pépé des tristesses inutiles, elle l'avait laissé chez Mme Gras, en se promettant d'aller l'y chercher l'après-midi, pour lui faire embrasser son oncle et sa tante. Cependant, le corbillard n'arrivait toujours pas, et Denise, très émue, regardait brûler les cierges, lorsqu'elle tressaillit, au son connu d'une voix qui parlait derrière elle. C'était Bourras. Il avait appelé d'un signe un marchand de marrons, installé en face, dans une étroite guérite, prise sur la boutique d'un marchand de vin, et il lui disait:

– Hein? Vigouroux, rendez-moi ce service… Vous voyez, je retire le bouton… Si quelqu'un venait, vous diriez de repasser. Mais que ça ne vous dérange pas, il ne viendra personne.

Puis, il resta debout au bord du trottoir, attendant comme les autres. Denise, gênée, avait jeté un coup d'œil sur la boutique. Maintenant, il l'abandonnait, on ne voyait plus, à l'étalage, qu'une débandade pitoyable de parapluies mangés par l'air et de cannes noires de gaz. Les embellissements qu'il y avait faits, les peintures vert tendre, les glaces, l'enseigne dorée, tout craquait, se salissait déjà, offrait cette décrépitude rapide et lamentable du faux luxe, badigeonné sur des ruines. Pourtant, si les anciennes crevasses reparaissaient, si les taches d'humidité avaient repoussé sous les dorures, la maison tenait toujours, entêtée, collée au flanc du Bonheur des Dames, comme une verrue déshonorante, qui, bien que gercée et pourrie, refusait d'en tomber.

– Ah! les misérables, gronda Bourras, ils ne veulent même pas qu'on l'emporte!

Le corbillard, qui arrivait enfin, venait d'être accroché par une voiture du Bonheur, dont les panneaux vernis filaient, jetant dans la brume leur rayonnement d'astre, au trot rapide de deux chevaux superbes. Et le vieux marchand lançait vers Denise un coup d'œil oblique, allumé sous la broussaille de ses sourcils.

Lentement, le convoi s'ébranla, pataugeant au milieu des flaques, dans le silence des fiacres et des omnibus brusquement arrêtés. Lorsque le corps drapé de blanc traversa la place Gaillon, les regards sombres du cortège plongèrent une fois encore derrière les glaces du grand magasin, où seules deux vendeuses accourues regardaient, heureuses de cette distraction. Baudu suivait le corbillard, d'un pas lourd et machinal; et il avait refusé d'un signe le bras de Jean, qui marchait près de lui. Puis, après la queue du monde, venaient trois voitures de deuil. Comme on coupait la rue Neuve-des-Petits-Champs, Robineau accourut se joindre au cortège, très pâle, l'air vieilli.

À Saint-Roch, beaucoup de femmes attendaient, les petites commerçantes du quartier, qui avaient redouté l'encombrement de la maison mortuaire. La manifestation tournait à l'émeute; et, lorsque, après le service, le convoi se remit en marche, tous les hommes suivirent de nouveau, bien qu'il y eût une longue course, de la rue Saint-Honoré au cimetière Montmartre. On dut remonter la rue Saint-Roch et passer une seconde fois devant le Bonheur des Dames. C'était une obsession, ce pauvre corps de jeune fille était promené autour du grand magasin, comme la première victime tombée sous les balles, en temps de révolution. À la porte, des flanelles rouges claquaient au vent ainsi que des drapeaux, un étalage de tapis éclatait en une floraison saignante d'énormes roses et de pivoines épanouies.

Denise, cependant, était montée dans une voiture, agitée de doutes si cuisants, la poitrine serrée d'une telle tristesse, qu'elle n'avait plus la force de marcher. Il y eut justement un arrêt rue du Dix-Décembre, devant les échafaudages de la nouvelle façade, qui gênait toujours la circulation. Et la jeune fille remarqua le vieux Bourras, resté en arrière, traînant la jambe, dans les roues mêmes de la voiture où elle se trouvait seule. Jamais il n'arriverait au cimetière. Il avait levé la tête, il la regardait. Puis, il monta.