Denise eut un grand chagrin. Depuis quinze jours, elle était brisée de soucis et de fatigues. Il lui avait fallu mettre Pépé au collège, et Jean la faisait courir, tellement amoureux de la nièce du pâtissier, qu'il avait supplié sa sœur de la demander en mariage. Ensuite, la mort de la tante, ces catastrophes répétées, venaient d'accabler la jeune fille. Mouret s'était de nouveau mis à sa disposition: ce qu'elle ferait pour son oncle et les autres, serait bien fait. Un matin encore, elle eut un entretien avec lui, à la nouvelle que Bourras était jeté sur le pavé, et que Baudu allait fermer boutique. Puis, elle sortit après le déjeuner, avec l'espoir de soulager au moins ceux-là.
Dans la rue de la Michodière, Bourras était debout, planté sur le trottoir en face de sa maison, dont on l'avait expulsé la veille, à la suite d'un joli tour, une trouvaille de l'avoué: comme Mouret possédait des créances, il venait d'obtenir aisément la mise en faillite du marchand de parapluies, puis il avait acheté cinq cents francs le droit au bail, dans la vente faite par le syndic; de sorte que le vieillard entêté s'était laissé prendre pour cinq cents francs ce qu'il n'avait pas voulu lâcher pour cent mille. D'ailleurs, l'architecte, qui arrivait avec sa bande de démolisseurs, avait dû requérir le commissaire pour le mettre dehors. Les marchandises étaient vendues, les chambres déménagées; lui, s'obstinait dans le coin où il couchait, et dont on n'osait le chasser, par une pitié dernière. Même les démolisseurs attaquèrent la toiture sur sa tête. On avait retiré les ardoises pourries, les plafonds s'effondraient, les murs craquaient, et il restait là, sous les vieilles charpentes à nu, au milieu des décombres. Enfin, devant la police, il était parti. Mais, dès le lendemain matin, il avait reparu sur le trottoir d'en face, après avoir passé la nuit dans un hôtel meublé du voisinage.
– Monsieur Bourras, dit doucement Denise.
Il ne l'entendait pas, ses yeux de flamme dévoraient les démolisseurs, dont la pioche entamait la façade de la masure. Maintenant, par les fenêtres vides, on voyait l'intérieur, les chambres misérables, l'escalier noir, où le soleil n'avait pas pénétré depuis deux cents ans.
– Ah! c'est vous, répondit-il enfin, quand il l'eut reconnue. Hein? ils en font une besogne, ces voleurs!
Elle n'osait plus parler, remuée par la tristesse lamentable de la vieille demeure, ne pouvant elle-même détacher les yeux des pierres moisies qui tombaient. En haut, dans un coin du plafond de son ancienne chambre, elle apercevait encore le nom en lettres noires et tremblées: Ernestine, écrit avec la flamme d'une chandelle; et le souvenir des jours de misère lui revenait, plein d'un attendrissement pour toutes les douleurs. Mais les ouvriers, afin d'abattre d'un coup un pan de muraille, avaient eu l'idée de l'attaquer à la base. Il chancelait.
– S'il pouvait les écraser tous! murmura Bourras d'une voix sauvage.
On entendit un craquement terrible. Les ouvriers épouvantés se sauvèrent dans la rue. En s'abattant, la muraille ébranlait et emportait toute la ruine. Sans doute, la masure ne tenait plus, au milieu des tassements et des gerçures: une poussée avait suffi pour la fendre du haut en bas. Ce fut un éboulement pitoyable, l'aplatissement d'une maison de fange, détrempée par les pluies. Pas une cloison ne resta debout, il n'y eut plus par terre qu'un amas de débris, le fumier du passé tombé à la borne.
– Mon Dieu! avait crié le vieillard, comme si le coup lui eût retenti dans les entrailles.
Il demeurait béant, jamais il n'aurait cru que ce serait fini si vite. Et il regardait l'entaille ouverte, le creux libre enfin dans le flanc du Bonheur des Dames, débarrassé de la verrue qui le déshonorait. C'était le moucheron écrasé, le dernier triomphe sur l'obstination cuisante de l'infiniment petit, toute l'île envahie et conquise. Des passants attroupés causaient très haut avec les démolisseurs, qui se fâchaient contre ces vieilles bâtisses, bonnes à tuer le monde.
– Monsieur Bourras, répéta Denise, en tâchant de l'emmener à l'écart, vous savez qu'on ne vous abandonnera pas. Il sera pourvu à tous vos besoins…
Il se redressa.
– Je n'ai pas de besoins… Ce sont eux qui vous envoient, n'est-ce pas? Eh bien! dites-leur que le père Bourras sait encore travailler, et qu'il trouvera de l'ouvrage où il voudra… Vrai! ce serait trop commode, de faire la charité aux gens qu'on assassine! Alors, elle le supplia.
– Je vous en prie, acceptez, ne me laissez pas ce chagrin.
Mais il secouait sa tête chevelue.
– Non, non, c'est fini, bonsoir… Vivez donc heureuse, vous qui êtes jeune, et n'empêchez pas les vieux de partir avec leurs idées.
Il jeta un dernier coup d'œil sur le tas des décombres, puis s'en alla, péniblement. Elle suivit son dos, au milieu des bousculades du trottoir. Le dos tourna l'angle de la place Gaillon, et ce fut tout.
Un instant, Denise resta immobile, les yeux perdus. Enfin, elle entra chez son oncle. Le drapier était seul, dans la boutique sombre du Vieil Elbeuf. La femme de ménage ne venait que le matin et le soir, pour faire un peu de cuisine et pour l'aider à ôter et à mettre les volets. Il passait les heures, au fond de cette solitude, sans que personne souvent le dérangeât de la journée, effaré et ne trouvant plus les marchandises, lorsqu'une cliente se risquait encore. Et là, dans le silence, dans le demi-jour, il marchait continuellement, il gardait le pas alourdi de ses deuils, cédant à un besoin maladif, à de véritables crises de marche forcée, comme s'il avait voulu bercer et endormir sa douleur.
– Allez-vous mieux, mon oncle? demanda Denise.
Il ne s'arrêta qu'une seconde, il repartit, allant de la caisse à un angle obscur.
– Oui, oui, très bien… Merci.
Elle cherchait un sujet consolant, des paroles gaies, et n'en trouvait point.
– Vous avez entendu ce bruit? La maison est par terre.
– Tiens! c'est vrai, murmura-t-il d'un air étonné, ce devait être la maison… J'ai senti le sol trembler… Moi, ce matin, en les voyant sur le toit, j'avais fermé ma porte.
Et il eut un geste vague, pour dire que ces choses ne l'intéressaient plus. Chaque fois qu'il revenait devant la caisse, il regardait la banquette vide, cette banquette de velours usé, où sa femme et sa fille avaient grandi. Puis, lorsque son perpétuel piétinement le ramenait à l'autre bout, il regardait les casiers noyés d'ombre, dans lesquels achevaient de moisir quelques pièces de drap. C'était la maison veuve, ceux qu'il aimait partis, son commerce tombé à une fin honteuse, lui seul promenant son cœur mort et son orgueil abattu, au milieu de ces catastrophes. Il levait les yeux vers le plafond noir, il écoutait le silence qui sortait des ténèbres de la petite salle à manger, le coin familial dont il aimait autrefois jusqu'à l'odeur enfermée. Plus un souffle dans l'antique logis, son pas régulier et pesant faisait sonner les vieux murs, comme s'il avait marché sur la tombe de ses tendresses.
Enfin, Denise aborda le sujet qui l'amenait.
– Mon oncle, vous ne pouvez rester ainsi. Il faudrait prendre une détermination.
Il répondit sans s'arrêter:
– Sans doute, mais que veux-tu que je fasse? J'ai tâché de vendre, personne n'est venu… Mon Dieu! un matin, je fermerai la boutique, et je m'en irai.