Justement, lorsque Bourdoncle, ce jour-là, entra dans le cabinet de Mouret, vers trois heures, selon son habitude, il le surprit les coudes sur le bureau, les poings sur les yeux, tellement absorbé, qu'il dut le toucher à l'épaule. Mouret leva sa face mouillée de larmes, tous deux se regardèrent, leurs mains se tendirent, et il y eut une étreinte brusque, entre ces hommes qui avaient livré ensemble tant de batailles commerciales. Depuis un mois, l'attitude de Bourdoncle s'était du reste complètement modifiée: il pliait devant Denise, il poussait même sourdement le patron au mariage. Sans doute, il manœuvrait ainsi pour ne pas être balayé par une force qu'il reconnaissait maintenant comme supérieure. Mais on aurait trouvé en outre, au fond de ce changement, le réveil d'une ambition ancienne, l'espoir effrayé et peu à peu élargi de manger à son tour Mouret, devant lequel il avait si longtemps courbé l'échine. Cela était dans l'air de la maison, dans cette bataille pour l'existence, dont les massacres continus chauffaient la vente autour de lui. Il était emporté par le jeu de la machine, pris de l'appétit des autres, de la voracité qui, de bas en haut, jetait les maigres à l'extermination des gras. Seule, une sorte de peur religieuse, la religion de la chance, l'avait empêché jusque-là de donner son coup de mâchoire. Et le patron redevenait enfant, glissait à un mariage imbécile, allait tuer sa chance, gâter son charme sur la clientèle. Pourquoi l'en aurait-il détourné? lorsqu'il pourrait ensuite ramasser si aisément la succession de cet homme fini, tombé aux bras d'une femme. Aussi était-ce avec l'émotion d'un adieu, la pitié d'une vieille camaraderie, qu'il serrait les mains de son chef, en répétant:
– Voyons, du courage, que diable!… Épousez-la, et que cela finisse.
Déjà Mouret avait honte de sa minute d'abandon. Il se leva, il protesta.
– Non, non, c'est trop bête… Venez, nous allons faire notre tour dans les magasins. Ça marche, n'est-ce pas? Je crois que la journée sera magnifique.
Ils sortirent et commencèrent leur inspection de l'après-midi, au milieu des rayons encombrés de foule. Bourdoncle coulait vers lui des regards obliques, inquiet de cette énergie dernière, l'étudiant aux lèvres, pour y surprendre les moindres plis de douleur.
La vente, en effet, jetait son feu, dans un train d'enfer, dont la maison tremblait, d'une secousse de grand navire filant à pleine machine. Au comptoir de Denise, s'étouffait une cohue de mères, traînant des bandes de fillettes et de petits garçons, noyées sous les vêtements qu'on leur essayait. Le rayon avait sorti tous ses articles blancs, et c'était là, comme partout, une débauche de blanc, de quoi vêtir de blanc une troupe d'Amours frileux: des paletots en drap blanc, des robes en piqué, en nansouk, en cachemire blanc, des matelots et jusqu'à des zouaves blancs. Au milieu, pour le décor et bien que la saison ne fût pas venue, se trouvait un étalage de costumes de première communion, la robe et le voile de mousseline blanche, les souliers de satin blanc, une floraison jaillissante légère, qui plantait là comme un bouquet énorme d'innocence et de ravissement candide. Mme Bourdelais, devant ses trois enfants, assis par rang de taille, Madeleine, Edmond, Lucien, se fâchait contre ce dernier, le plus petit, parce qu'il se débattait, tandis que Denise s'efforçait de lui passer une jaquette de mousseline de laine.
– Tiens-toi donc tranquille!… Vous ne pensez pas, mademoiselle, qu'elle soit un peu étroite?
Et, avec son regard clair de femme qu'on ne trompe pas, elle étudiait l'étoffe, jugeait la façon, retournait les coutures.
– Non, elle va bien, reprit-elle. C'est toute une affaire, quand il faut habiller ce petit monde… Maintenant, il me faudrait un manteau pour cette grande fille.
Denise avait dû se mettre à la vente, dans la prise d'assaut du rayon. Elle cherchait le manteau demandé, lorsqu'elle eut un léger cri de surprise.
– Comment! c'est toi! qu'y a-t-il donc?
Son frère Jean, les mains embarrassées d'un paquet, se trouvait devant elle. Il était marié depuis huit jours, et le samedi, sa femme, une petite brune d'un visage tourmenté et charmant, avait fait une longue visite au Bonheur des Dames, pour des achats. Le jeune ménage devait accompagner Denise à Valognes: un vrai voyage de noces, un mois de vacances dans les souvenirs d'autrefois.
– Imagine-toi, répondit-il, que Thérèse a oublié une foule d'affaires. Il y a des choses à changer, d'autres à prendre… Alors, comme elle est pressée, elle m'a envoyé avec ce paquet… Je vais t'expliquer…
Mais elle l'interrompit, en apercevant Pépé.
– Tiens! Pépé aussi! et le collège?
– Ma foi, dit Jean, après le dîner, hier dimanche, je n'ai pas eu le courage de le reconduire. Il rentrera ce soir… Le pauvre enfant est assez triste de rester enfermé à Paris, lorsque nous nous promènerons là-bas.
Denise leur souriait, malgré son tourment. Elle confia Mme Bourdelais à une de ses vendeuses, elle revint vers eux, dans un coin du rayon, qui heureusement se dégarnissait. Les petits, ainsi qu'elle les nommait encore, étaient à cette heure de grands gaillards. Pépé, à douze ans, la dépassait déjà, plus gros qu'elle, toujours muet et vivant de caresses, d'une douceur câline dans sa tunique de collégien; tandis que Jean, carré des épaules, la dominant de toute la tête, gardait sa beauté de femme, avec sa chevelure blonde, envolée sous le coup de vent des ouvriers artistes. Et elle, restée mince, pas plus grosse qu'une mauviette, comme elle disait, conservait entre eux son autorité inquiète de mère, les traitait en gamins qu'il faut soigner, reboutonnant la redingote de Jean pour qu'il n'eût pas l'air d'un coureur, s'assurant que Pépé avait un mouchoir propre. Ce jour-là, quand elle vit les yeux gros de ce dernier, elle le sermonna doucement.
– Sois raisonnable, mon petit. On ne peut pas interrompre tes études. Je t'emmènerai aux vacances… As-tu envie de quelque chose, hein? Tu préfères que je te laisse des sous, peut-être.