Puis, elle revint vers l'autre.
– Aussi, toi, petit, tu lui montes la tête, tu lui fais croire que nous allons nous amuser!… Tâchez donc d'avoir un peu de raison.
Elle avait donné à l'aîné quatre mille francs, la moitié de ses économies, pour qu'il pût installer son ménage. Le cadet lui coûtait gros au collège, tout son argent allait à eux, comme autrefois. Ils étaient sa seule raison de vivre et de travailler, puisque, de nouveau, elle jurait de ne se marier jamais.
– Enfin, voici, reprit Jean. Il y a d'abord, dans ce paquet, le paletot havane que Thérèse…
Mais il s'arrêta, et Denise en se tournant pour voir ce qui l'intimidait, aperçut Mouret debout derrière eux. Depuis un instant, il la regardait faire son ménage de petite mère, entre les deux gaillards, les grondant et les embrassant, les retournant comme des bébés qu'on change de linge. Bourdoncle était resté à l'écart, l'air intéressé par la vente; et il ne perdait pas la scène des yeux.
– Ce sont vos frères, n'est-ce pas? demanda Mouret, après un silence.
Il avait sa voix glacée, cette attitude rigide dont il lui parlait à présent. Denise elle-même faisait un effort, afin de rester froide. Son sourire s'effaça, elle répondit:
– Oui, monsieur… J'ai marié l'aîné, et sa femme me l'envoie, pour des emplettes.
Mouret continuait à les regarder tous les trois. Il finit par reprendre:
– Le plus jeune a beaucoup grandi. Je le reconnais, je me souviens de l'avoir vu aux Tuileries, un soir, avec vous.
Et sa voix, qui se ralentissait, eut un léger tremblement. Elle, suffoquée, se baissa, sous le prétexte d'arranger le ceinturon de Pépé. Les deux frères, devenus roses, souriaient au patron de leur sœur.
– Ils vous ressemblent, dit encore celui-ci.
– Oh! cria-t-elle, ils sont plus beaux que moi.
Un moment, il sembla comparer les visages. Mais il était à bout de forces. Comme elle les aimait! Et il fit quelques pas; puis, il revint lui dire à l'oreille:
– Montez à mon cabinet, après la vente. Je veux vous parler, avant votre départ.
Cette fois, Mouret s'éloigna et reprit son inspection. La bataille recommençait en lui, car ce rendez-vous donné l'irritait maintenant. À quelle poussée avait-il donc cédé, en la voyant avec ses frères? C'était fou, puisqu'il ne trouvait plus la force d'avoir une volonté. Enfin, il en serait quitte pour lui dire un mot d'adieu. Bourdoncle, qui l'avait rejoint, semblait moins inquiet, tout en l'étudiant encore de minces coups d'œil.
Cependant, Denise était revenu près de Mme Bourdelais.
– Et ce manteau, va-t-il?
– Oui, oui, très bien… Pour aujourd'hui, en voilà assez. C'est une ruine que ces petits êtres!
Alors, pouvant s'esquiver, Denise écouta les explications de Jean, puis l'accompagna dans les comptoirs, où il aurait certainement perdu la tête. C'était d'abord le paletot havane, que Thérèse, après réflexion, voulait changer contre un paletot de drap blanc, même taille, même coupe. Et la jeune fille, ayant pris le paquet, se rendit aux confections, suivie de ses deux frères.
Le rayon avait exposé ses vêtements de couleur tendre, des jaquettes et des mantilles d'été, en soie légère, en lainage de fantaisie. Mais la vente se portait ailleurs, les clientes y étaient relativement clairsemées. Presque toutes les vendeuses se trouvaient nouvelles. Clara avait disparu depuis un mois, enlevée selon les uns par le mari d'une acheteuse, tombée à la débauche de la rue, selon les autres. Quant à Marguerite, elle allait enfin retourner prendre la direction du petit magasin de Grenoble, où son cousin l'attendait. Et, seule, Mme Aurélie restait là, immuable, dans la cuirasse ronde de sa robe de soie, avec son masque impérial, qui gardait l'empâtement jaunâtre d'un marbre antique. Pourtant, la mauvaise conduite de son fils Albert la ravageait, et elle se serait retirée à la campagne, sans les brèches faites aux économies de la famille par ce vaurien, dont les dents terribles menaçaient même d'emporter, morceau à morceau, la propriété des Rigolles. C'était comme la revanche du foyer détruit, pendant que la mère avait recommencé ses parties fines entre femmes, et que le père, de son côté, continuait à jouer du cor. Déjà Bourdoncle regardait Mme Aurélie d'un air mécontent, surpris qu'elle n'eût pas le tact de prendre sa retraite: trop vieille pour la vente! ce glas allait sonner bientôt, emportant la dynastie des Lhomme.
– Tiens! c'est vous, dit-elle à Denise, avec une amabilité exagérée. Hein? vous voulez qu'on change ce paletot? Mais tout de suite… Ah! voilà vos frères. De vrais hommes, à présent!
Malgré son orgueil, elle se serait mise à genoux pour faire sa cour. On ne causait, aux confections, comme dans les autres comptoirs, que du départ de Denise; et la première en était toute malade, car elle comptait sur la protection de son ancienne vendeuse. Elle baissa la voix.
– On dit que vous nous quittez… Voyons, ce n'est pas possible?
– Mais si, répondit la jeune fille.
Marguerite écoutait. Depuis qu'on avait fixé son mariage, elle promenait sa face de lait tourné, avec des mines plus dégoûtées encore. Elle s'approcha, en disant:
– Vous avez bien raison. L'estime de soi avant tout, n'est-ce pas?… Je vous adresse mes adieux, ma chère.
Des clientes arrivaient. Mme Aurélie la pria durement de veiller à la vente. Puis, comme Denise prenait le paletot, pour faire elle-même le «rendu», elle se récria et appela une auxiliaire. Justement, c'était une innovation soufflée par la jeune fille à Mouret, des femmes de service chargées de porter les articles, ce qui soulageait la fatigue des vendeuses.
– Accompagnez mademoiselle, dit la première, en lui remettant le paletot.
Et, revenant à Denise:
– Je vous en prie, réfléchissez… Nous sommes tous désolés de votre départ.
Jean et Pépé, qui attendaient, souriants au milieu de ce flot débordé de femmes, se remirent à suivre leur sœur. Maintenant, il s'agissait d'aller aux trousseaux, pour reprendre six chemises, pareilles à la demi-douzaine, que Thérèse avait achetée le samedi. Mais, dans les comptoirs de lingerie, où l'exposition de blanc neigeait de toutes les cases, on étouffait, il devenait très difficile d'avancer.
D'abord, aux corsets, une petite émeute attroupait la foule. Mme Boutarel, tombée cette fois du Midi avec son mari et sa fille, sillonnait les galeries depuis le matin, en quête d'un trousseau pour cette dernière, qu'elle mariait. Le père était consulté, cela n'en finissait plus. Enfin, la famille venait d'échouer aux comptoirs de lingerie; et, pendant que la demoiselle s'absorbait dans une étude approfondie des pantalons, la mère avait disparu, ayant elle-même le caprice d'un corset. Lorsque M. Boutarel, un gros homme sanguin, lâcha sa fille, effaré, à la recherche de sa femme, il finit par retrouver cette dernière dans un salon d'essayage, devant lequel on offrit poliment de le faire asseoir. Ces salons étaient d'étroites cellules, fermées de glaces dépolies, et où les hommes, même les maris, ne pouvaient entrer, par une exagération décente de la direction. Des vendeuses en sortaient, y rentraient vivement, laissant chaque fois deviner, dans le battement rapide de la porte, des visions de dames en chemise et en jupon, le cou nu, les bras nus, des grasses dont la chair blanchissait, des maigres au ton de vieil ivoire. Une file d'hommes attendaient sur des chaises, l'air ennuyé. Et M. Boutarel, quand il avait compris, s'était fâché carrément, criant qu'il voulait sa femme, qu'il entendait savoir ce qu'on lui faisait, qu'il ne la laisserait certainement pas se déshabiller sans lui. Vainement, on tâchait de le calmer: il semblait croire qu'il se passait là-dedans des choses inconvenantes. Mme Boutarel dut reparaître pendant que la foule discutait et riait.