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– Ce sont ses frères… Ce sont ses frères…

Mais, pendant que Denise cherchait un vendeur, il y eut une rencontre. Mouret et Bourdoncle entraient dans la galerie; et, comme le premier s'arrêtait de nouveau en face de la jeune fille, sans lui adresser du reste la parole, Mme Desforges et Mme Guibal passèrent. Henriette réprima le tressaillement dont toute sa chair avait frémi. Elle regarda Mouret, elle regarda Denise. Eux-mêmes l'avaient regardée, ce fut le dénouement muet, la fin commune des gros drames du cœur, un coup d'œil échangé dans la bousculade d'une foule. Déjà Mouret s'était éloigné, tandis que Denise se perdait au fond du rayon, accompagnée de ses frères, toujours à la recherche d'un vendeur libre. Alors, Henriette, ayant reconnu Mlle de Fontenailles dans l'auxiliaire qui suivait, avec son chiffre jaune à l'épaule et son masque épaissi et terreux de servante, se soulagea, en disant d'une voix irritée à Mme Guibaclass="underline"

– Voyez ce qu'il a fait de cette malheureuse… N'est-ce pas blessant? une marquise! Et il la force à suivre comme un chien les créatures ramassées par lui sur le trottoir!

Elle tâcha de se calmer, elle affecta d'ajouter d'un air indifférent:

– Allons donc à la soie voir leur étalage.

Le rayon des soieries était comme une grande chambre d'amour, drapée de blanc par un caprice d'amoureuse à la nudité de neige, voulant lutter de blancheur. Toutes les pâleurs laiteuses d'un corps adoré se retrouvaient-là, depuis le velours des reins, jusqu'à la soie fine des cuisses et au satin luisant de la gorge. Des pièces de velours étaient tendues entre les colonnes, des soies et des satins se détachaient, sur ce fond de blanc crémeux, en draperies d'un blanc de métal et de porcelaine; et il y avait encore, retombant en arceaux, des poults de soie et des siciliennes à gros grain, des foulards et des surahs légers, qui allaient du blanc alourdi d'une blonde de Norvège au blanc transparent, chauffé de soleil, d'une rousse d'Italie ou d'Espagne.

Justement, Favier métrait du foulard blanc pour la «jolie dame», cette blonde élégante, une habituée du comptoir, que les vendeurs ne désignaient que par ces mots. Depuis des années, elle venait, et on ne savait toujours rien d'elle, ni sa vie, ni son adresse, ni même son nom. Aucun, du reste, ne tâchait de savoir, bien que tous, à chacune de ses apparitions, se permissent des hypothèses, simplement pour causer. Elle maigrissait, elle engraissait, elle avait bien dormi ou elle devait s'être couchée tard, la veille; et chaque petit fait de sa vie inconnue, événements du dehors, drames de l'intérieur, avait de la sorte un contrecoup, longuement commenté. Ce jour-là, elle paraissait très gaie. Aussi, lorsque Favier revint de la caisse où il l'avait conduite, communiqua-t-il ses réflexions à Hutin.

– Peut-être bien qu'elle se remarie.

– Elle est donc veuve? demanda l'autre.

– Je ne sais pas… Seulement, vous devez vous rappeler, la fois qu'elle était en deuil… À moins qu'elle n'ait gagné de l'argent à la Bourse.

Un silence régna. Ensuite, il conclut:

– Ça la regarde… Si l'on tutoyait toutes les femmes qui viennent ici?

Mais Hutin se montrait songeur. Il avait eu, l'avant-veille, une explication vive avec la direction, et il se sentait condamné. Après la grande mise en vente, son renvoi était certain. Depuis longtemps, sa situation craquait; au dernier inventaire, on lui avait reproché d'être resté au-dessous du chiffre d'affaires fixé d'avance; et c'était encore, c'était surtout la lente poussée des appétits qui le mangeait à son tour, toute la guerre sourde du rayon le jetant dehors, dans le branle même de la machine. On entendait le travail obscur de Favier, un gros bruit de mâchoires, étouffé sous terre. Celui-ci avait déjà la promesse d'être nommé premier. Hutin, qui savait ces choses, au lieu de gifler son ancien camarade, le regardait maintenant comme très fort. Un garçon si froid, l'air obéissant, dont il s'était servi pour user Robineau et Bouthemont! ça le frappait d'une surprise où il entrait du respect.

– À propos, reprit Favier, vous savez qu'elle reste. On vient de voir le patron jouer de la prunelle… Je vais en être pour une bouteille de champagne, moi.

Il parlait de Denise. D'un comptoir à l'autre, les commérages soufflaient plus fort, au travers du flot sans cesse épaissi des clientes. La soie surtout était en révolution, car on y pariait des choses chères.

– Sacrédié! lâcha Hutin, s'éveillant comme d'un rêve, ai-je été bête de ne pas coucher avec!… C'est aujourd'hui que je serais chic!

Puis, il rougit de cet aveu, en voyant rire Favier. Et il feignit de rire également, il ajouta, pour rattraper sa phrase, que c'était cette créature qui l'avait perdu dans l'esprit de la direction. Cependant, un besoin de violence le prenait, il finit par s'emporter contre les vendeurs débandés sous l'assaut de la clientèle. Mais, tout d'un coup, il se remit à sourire: il venait d'apercevoir Mme Desforges et Mme Guibal traversant le rayon avec lenteur.

– Il ne vous faut rien, aujourd'hui, madame?

– Non, merci, répondit Henriette. Vous voyez, je me promène, je ne suis venue qu'en curieuse.

Quand il l'eut arrêtée, il baissa la voix. Tout un plan germait dans sa tête. Et il la flatta, il dénigra la maison: lui, en avait assez, il préférait s'en aller, que d'assister davantage à un pareil désordre. Elle l'écoutait, ravie. Ce fut elle qui, croyant l'enlever au Bonheur, lui offrit de le faire engager par Bouthemont comme premier à la soie, lorsque les magasins des Quatre Saisons seraient réinstallés. L'affaire fut conclue, tous deux chuchotaient très bas, tandis que Mme Guibal s'intéressait aux étalages.

– Puis-je vous offrir un de ces bouquets de violettes? reprit Hutin tout haut, en montrant sur une table trois ou quatre des bouquets primes, qu'il s'était procurés à une caisse, pour des cadeaux personnels.

– Ah! non, par exemple! s'écria Henriette, avec un mouvement de recul, je ne veux pas être de la noce.

Ils se comprirent, ils se séparèrent en riant de nouveau, avec des coups d'œil d'intelligence.

Comme Mme Desforges cherchait Mme Guibal, elle s'exclama, en l'apercevant avec Mme Marty. Cette dernière, suivie de sa fille Valentine, était depuis deux heures emportée à travers les magasins, par une de ces crises de dépense, dont elle sortait brisée et confuse. Elle avait battu le rayon des meubles qu'une exposition de mobiliers blancs laqués changeait en vaste chambre de jeune fille, les rubans et les fichus dressant des colonnades blanches tendues de vélums blancs, la mercerie et la passementerie aux effilés blancs qui encadraient d'ingénieux trophées patiemment composés de cartes à boutons et de paquets d'aiguilles, la bonneterie où l'on s'étouffait cette année-là, pour voir un motif de décoration immense, le nom resplendissant du Bonheur des Dames, des lettres de trois mètres de haut, faites de chaussettes blanches, sur un fond de chaussettes rouges. Mais Mme Marty était surtout enfiévrée par les rayons nouveaux; on ne pouvait ouvrir un rayon sans qu'elle l'inaugurât; elle s'y précipitait, achetait quand même. Et elle avait passé une heure aux modes, installée dans un salon neuf du premier étage, faisant vider les armoires, prenant les chapeaux sur les champignons de palissandre qui garnissaient deux tables, les essayant tous, à elle et à sa fille, les chapeaux blancs, les capotes blanches, les toques blanches. Puis, elle était redescendue à la cordonnerie, au fond d'une galerie du rez-de-chaussée, derrière les cravates, un comptoir ouvert de ce jour-là, dont elle avait bouleversé les vitrines, prise de désirs maladifs devant les mules de soie blanche garnies de cygne, les souliers et les bottines de satin blanc montés sur de grands talons Louis XV.